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Une littérature

en quête d'elle-même

 

Qu'advient-il de la littérature dans des périodes de mutations sociales ? Au tournant du troisième millénaire, la Russie a fait ses adieux non seulement au xxe siècle et à son histoire sombre, mais aussi au régime soviétique, mort officiellement en 1991. La littérature a été elle aussi bouleversée par les secousses tectoniques qu'a connues la société russe et a été le théâtre d'une activité et d'un renouvellement qui rappellent la fièvre d'après la révolution de 1917. Par sa richesse et sa variété, elle témoigne de la vitalité créatrice des écrivains russes d'aujourd'hui, contraints de s'adapter à de nouvelles conditions de vie.

Disparition de la pression idéologique, abolition de la censure, changement de statut de l'écrivain, qui ne dépend plus des commandes de l'État mais des lois du marché naissant, ouverture du pays et émigration : tous ces facteurs ont une influence sur la thématique et la poétique des oeuvres actuelles.

Ce qui domine au milieu du chaos social ambiant, c'est la recherche identitaire. C'est d'abord vers lepassé que les écrivains se tournent: ils revisitent en particulier les années terribles, celles du stalinisme, dans de grandes sagas, comme La Saga moscovite de Vassili Axionov, décrivant les aventures d'une famille de l'intelligentsia russe dans les tourments des années 1925 à 1953, ou Le Cas du docteur Koukotski de Ludmila Oulitskaïa. Dans ce roman, l'auteur brosse le portrait de la société soviétique qu'elle avait esquissé dans sa nouvelle Sonetchka à travers, cette fois, la destinée de la famille d'un gynécologue. Souvent, cette incursion dans le passé prend également la forme de mémoires, par exemple Blanc sur noir, dur mais émouvant témoignage de Ruben Gonzalez Gallego, qui, paralysé, a passé son enfance et son adolescence dans les orphelinats soviétiques, ou encore la forme de pseudo-mémoires, comme Anton d'Alexandre Tchoudakov: roman de formation qui évoque la jeunesse d'un double de l'auteur. Dans ce retour sur le passé, le milieu des artistes non officiels, l'underground » des années 1970 occupe une place importante. Le roman de Vladimir Makanine, Underground ou Un héros de notre temps, dresse un bilan de la société des années 1970 à 1990 par le biais d'un héros écrivain, reposant la question morale de la compromission avec le pouvoir et remettant en question la toute-puissance de la littérature, traditionnelle pour la Russie. 
L'évocation des camps, de la guerre ou du service militaire témoigne des stigmates laissés par l'enfermement d'une société totalitaire. La Seconde Guerre mondiale continue à être analysée, par exemple par Viktor Astafiev ou Gueorgui Vladimov, mais les guerres suivantes prennent le relais chez les auteurs plus jeunes: les « sales guerres d'Afghanistan dans la prose d'Oleg Ermakov, celle de Tchétchénie dans La Soif d'Andreï Guelassimov. Dans tous les cas, ce n'est plus l'héroïsme qui est mis en avant mais la cruauté et l'absurdité de la guerre, les ravages qu'elle cause sur le psychisme de l'individu. Ce sont aussi les traumatismes du passé récent, comme ces mêmes guerres ou l'explosion de Tchernobyl qu'évoque Svetlana Alexievitch, auteur biélorusse écrivant en russe dans un genre proche de l'interview. Après les mensonges de l'information officielle soviétique, le vrai se taille la part du lion dans cette littérature de « non-fiction ».

L'abolition de la censure a entraîné une libération de la parole et une mise à bas des tabous. Cette volonté de destruction des cadres fixés est magistralement incarnée dans l'oeuvre de Vladimir Sorokine. Dans ses textes provocateurs, le déroulement normal de la narration est soudain interrompu et le récit plonge dans la folie textuelle. Par ce dérapage, Sorokine déboulonne les monuments et subvertit tout discours, comme par exemple celui du thriller dans Les Cœurs des quatre, il flirte avec les symboles des régimes totalitaires pour mieux les démythifier. Ce jeu avec les clichés est caractéristique de nombreux auteurs, on peut citer Mikhaïl Kononov et sa Camarade nue, où l'Armée rouge est vue par les yeux de la « putain du régiment ». L'écriture est beaucoup plus directe et crue, le texte littéraire est envahi par les grossièretés. Les textes de Viktor Erofeev ou louri Mamleïev font figure de pionniers, suivis par des textes plus récents, comme ceux d'Ilya Stogoff ou Baïan Chirianov, drogue, sexe, désespoir de vie, mort et violence donnent le ton.

La réalité contemporaine est aussi au coeur de cette recherche : les récits d'Alexandre Ikonnikov et les romans picaresques d'Alekseï Slapovski décrivent avec un humour grinçant une société ravagée par les changements, Anton Outkine évoque les nouveaux riches, devenus les maîtres du pays, Irina Denejkina les adolescents. La prose féminine connaît d'ailleurs un essor sans précédent, plaçant au centre de l'oeuvre la perception et l'expérience de femmes.

Le passé et le présent s'échappent parfois dans le virtuel comme dans les oeuvres du très populaire Viktor Pélévine, diverses réalités se côtoient. Les recherches mystiques, symptomatiques d'une époque de transition y sont présentes, avec un net penchant pour le bouddhisme. L'histoire alternative attire des auteurs tels que Dimitri Lipskerov ou Pavel Kroussanov, qui inventent une Russie étrange et irréaliste, plus orientale qu'occidentale. Le roman Le Slynx de Tatiana Tolstoï joue avec l'anti-utopie et présente une Russie ensauvagée après une explosion nucléaire, allégorie de la Russie actuelle.

Malgré tout, il reste encore matière à lyrisme : les grands espaces de la Sibérie fascinent toujours les écrivains et donnent lieu à de magnifiques descriptions, comme dans La Justification de Dimitri Bykov ou Pastorale transsibérienne d'Oleg Ermakov.

Enfin, le désir d'ordre d'une société désaxée s'incarne dans le roman policier, qui est aujourd'hui extrêmement populaire. Ce genre décrit toutes les couches de la population et affirme des valeurs claires, avec des intrigues complexes et des intonations très didactiques dans les romans d'Alexandra Marinina, avec élégance et ironie dans les romans policiers historiques de Boris Akounine ou de Leonid Youzefovitch.

Rejetant ou tentant d'assumer un passé lourd, explorant un présent difficile, la littérature, comme le pays, se cherche un futur satisfaisant et une identité nouvelle. La littérature soviétique est morte, s'écriait le trublion Viktor Erofeev en 1989. Que vive maintenant tout simplement la littérature russe.

 

Hélène Mélat

in Page des libraires, n° spécial octobre-novembre 2004

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