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Vladimir TOUTCHKOV


Duel avec Dolgorouki

  Si, par une nuit profonde, vous vous entendez soudain interpellé sur le mode comminatoire suivant : "Halte, ou je tire !", bien sûr, vous obtempérez et attendez sans broncher la suite des événements. Au bout de cinq ou six minutes, convaincu d'avoir rêvé, vous vous risquez à faire quelques pas. Mais de nouveau retentit la terrible menace ! Mais là-encore, rien ne suit. Et une troisième fois de même. Mais, cette fois, vous avez réussi à localiser l'origine du cri : cela vient du monument à Iouri Dolgorouki.
- Et comment vous plaira-t-il de me tirer, mon Prince ? À l'arc ou à l'arbalète ?
- Au pistolet Makarov ! répond l'énorme statue.
- Mais d'où diable en tiendriez-vous un ?... Là-dessus, la conversation s'achève et vous repartez d'un pas digne.
Or, le lendemain, vous lisez dans les nouvelles que sur la place de Tver on a trouvé le corps d'un homme dont l'identité n'est pas encore établie. Cela vous émeut quelque peu, et du coup vous fumez quatre cigarettes d'affilée.
En rentrant du travail, vous vous collez sans tarder au téléviseur pour regarder le journal de Moscou. Votre attente est récompensée, puisque c'est votre photo qui apparaît à l'écran, accompagnée du commentaire suivant : "Toute personne pouvant apporter quelque information sur la victime est priée d'appeler le numéro...". Les sept chiffres qui suivent dansent devant vos yeux et résonnent dans vos oreilles.
Il vous faut quelques longues minutes pour retrouver votre aptitude à appréhender le réel, mais il vous semble alors que l'affaire ne manque pas d'allure. Qu'elle présente même quelque chose de borgésien. Aussi, quand, deux heures plus tard, la télévision répète son information, vous réussissez à noter le numéro de téléphone, puis, dégustant chacun des sept chiffres, vous commencez à bâtir dans votre tête une piquante histoire dont le héros n'est autre que votre modeste personne. Ce qui fait du bien aux glandes.
Puis, quand toutes les données en votre possession ont été mises à contribution, et qu'il vous faut de nouveaux matériaux pour avancer dans votre construction, vous empoignez le téléphone et lancez dans le combiné : "Bonjour ! Ici Vladimir Iakovlévitch Toutchkov". On vous remercie de votre appel, et vous entamez alors le récit de la vie du disparu : qui était-il, qui avait-il rencontré au cours de cette funeste journée, quels ennemis il pouvait avoir. Vous donnez enfin adresse et numéro de téléphone pour qu'ils puissent prévenir les proches.
Vous vous mettez alors à fumer, et attendez l'appel dans une immobilité totale. Au bout d'une demi-heure, c'est vous qui composez le numéro des Réclamations et demandez qu'on vérifie le bon fonctionnement de votre ligne. Mais oui, il marche normalement. Et cela vous donne matière à poursuivre votre histoire d'une dizaine de pages.
Enfin, on sonne. Ce n'est pas le téléphone. Vous songez à écouter à la porte, mais finalement vous ouvrez. Ils entrent. Ils sont deux. "Vous avez eu tort de ne pas croire ce qu'on vous a dit" vous lancent-ils. Et ils vous abattent à bout portant.
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