La perte


Vladimir Makanine

 

Chacun savait que Pekalov était un ivrogne qu il était ruiné et que son projet n'avait pas une once de bon sens, ce qui ne l'empêchait pas, lui, ce gredin, de les tirer par la manche et de vociférer :
- Alors, les gars ! Qui vient creuser ?
Et d'ajouter, toujours à gorge déployée :
- Vous imaginez, c'est sous le fleuve que je creuse un tunnel !... Sous l'Oural !
Dans le bistrot, la température montait, mais comme Pekalov n'y prêtait aucune attention son second, un certain Yaryga, commença par lui faire des signes, pour finalement lui appliquer carrément la main sur la bouche, façon de dire : " Ferme-la ! Fais-toi oublier ! c'est pas le moment ! " Pekalov tenta bien en se tortillant, de lui échapper, mais Yaryga tint bon. Derrière eux, les doigts tendus en direction de la porte leur signifiaient : " Dehors ! "
Ils sortirent. Mais Pekalov, fin saoul, ne put franchir le seuil sans heurter la glace qui ne se décrocha pas, mais se couvrit quand même d'une belle fêlure ; et les habitués de l'estaminet leur gueulèrent de disparaître et de ne plus consommer désormais que dans l'entrée.
- Je te jure, Pekalov, que tu ferais mieux de la boucler un peu ! le sermonnait Yaryga.
Ils allaient en direction du fleuve. Pekalov n'en finissait pas de trébucher (Aïe ' criait-il alors) et tombant à genoux dans le sable il se relevait en gémissant sur son sort. Il s'était chargé de la vodka. Yaryga, lui, portait un jambon fraîchement fumé. Il commençait à faire chaud. Yaryga dit en baissant la voix :
- Parce que je vais te dire, Pekalov, on a encore du nouveau : un macchabée
- Oh non !...

Le cadavre gisait à deux pas du tunnel. Des cheveux irrégulièrement roux, ébouriffés le visage couvert de sang séché avec du sable collé sur les joues et les yeux. Ces païens ne lui avaient même pas croisé les mains sur la poitrine. Ça faisait déjà le deuxième. Un peu beaucoup, non? "Comment il est mort?" demanda Pekalov qui s'entendit expliquer en trois mots et sur le ton de l'indifférence (comme la fois précédente) qu'accident ou règlement de compte, le pauvre diable avait reçu un coup de ferraille dans l'obscurité
" Comment ça, dans l'obscurité ? ! J'ai donné de l'argent pour acheter de la poix. C'est pas possible qu'il n'en reste plus !" Ce à quoi il lui fut répondu que si, bien sûr. Et les bougies ?
Ah, les bougies, elles, elles étaient tombées par terre, et naturellement on les avaient piétinées. Elles étaient fichues. C'était tellement étroit et incommode, là-dedans. Mais qu'est-ce qu'il avait aujourd'hui ? Il ne croyait pas ce qu'on lui disait ou quoi ? Leurs explications étaient confuses. Les hommes étaient secoués de tremblements et ne quittaient pas la vodka des yeux. Ils s'étaient d'ailleurs déjà attroupés non autour de Pekalov, mais autour de Yaryga qui, sur un signe de son maître, leur en versa un plein verre à chacun. Aussitôt servis, ils en quémandaient un second, mais Yaryga les expédiait au travail :
- Maintenant, mon gaillard, va creuser !
Ou plus simplement :
- Va creuser !
Ou plus simplement encore :
- Dégage !

Après quoi, ces gens, qui étaient des fugitifs, disparaissaient dans la gueule du trou et pendant une heure ou deux, rarement trois, creusaient la terre avec entrain et avec une certaine efficacité. Mais ensuite ils ne se sentaient pas bien. De la vingtaine d'évadés qui s'étaient jusqu'ici activés dans le tunnel, Yaryga était le seul à pouvoir se montrer au village ; pour tous les autres, il valait mieux qu'ils restent là, à proximité, à se saouler sur place. Voleurs et violeurs, ils creusaient ce tunnel contraints par leur situation totalement sans espoir. Ils progressaient par équipe de deux, l'un piochant à droite, l'autre à gauche, puis changeaient.

L'étroitesse du boyau les obligeait à se courber, à se plier en deux. Derrière eux, faisant la chaîne, parfois par paire mais plus souvent un par un, les autres se passaient la terre pour l'évacuer. Dans le cliquetis des pics et le grincement des pelles, Pekalov s'approcha de chacun en lui glissant à l'oreille : " Qui a fait le coup, à ton avis ? ", mais les uns et les autres haussaient les épaules en signe d'ignorance. Ils travaillaient à la lueur de bouts de chandelle dans ce boyau humide et blafard, et Pekalov eut un frisson en imaginant la façon dont le rouquin avait été tué. Une sale blague. Le plus terrible était que si un meurtrier s'était glissé parmi eux, il n'allait pas s'arrêter là. Il continuerait à assassiner ainsi, tranquillement, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus qu'une poignée de survvants et que la terreur s'empare de chacun d'eux. Et là il serait à la fête.

Plié en deux, Pekalov allait et venait entre eux, ce qui ne manquait pas de les gêner dans leur travail. En plus il marcha par mégarde sur un bout de chandelle.

- Qu'est-ce tu viens nous faire chier ? lui lança l'un des abatteurs qui, l'obscurité aidant, feignit de ne pas l'avoir reconnu. Et d'un coup de pied il le repoussa du côté des gars qui dégageaient la terre. L'un de ceux-ci, énorme, partit d'un grand rire et, le saisissant par le col et le fond du pantalon, le rejeta plus loin encore. Ils avaient trouvé une distraction. Et c'est ainsi, sous les bourrades et les coups de pieds au cul, que Pekalov sortit du tunnel. Il secoua la terre de ses vêtements et s'assit aux côtés du mort. Lui au moins ne souffrait plus. Une fourmi courait sur son visage : d'une joue elle passa sur le front puis sur l'autre joue qui portait une croûte de sang séché. Ce n'était pas vraiment le mort en lui-même qui souciait Pekalov, mais le fait que ça lui faisait un ouvrier en moins. On est vivant et puis on ne l'est plus, qu'y faire ? Par contre, ce qui l'inquiétait bien plus sérieusement, c'était l'argent : devant eux, il crânait, assurait haut et fort qu'il n'en manquait pas mais il ne pourrait faire illusion longtemps.

Dans les deux jours qui suivirent, il perdit également Aliochka. Outre cette bande de canailles, il avait bien fallu embaucher quelqu'un qui s'y connaissait un tant soit peu, et c'est pourquoi il prenait tant soin de ce petit gars aux cheveux très clairs qui se faisait chasser de partout pour son ivrognerie. Malheureusement, Aliochka s'était brusquement mis en tête qu'il risquait d'y avoir un éboulement et s'empressant de prendre une bonne cuite, il s'était endormi comme un sac pour se retrouver allongé à côté du cadavre. Et tous deux avaient un petit air de ressemblance, le dormeur et le mort. Or, voici que des buissons surgit soudain la femme d'Aliochka, le genre de bergère à fuir absolument. Sans même prendre le temps de compatir sur le destin du voisin allongé pour de bon, elle secoua son bonhomme, l'attrapa par le col et lui hurla :
- A la maison ! On rentre ! Viens cuver ton vin, sale poivrot !...
Elle portait une blouse de forte toile et un fichu rouge. Pekalov voulut s'interposer, mais elle lui décocha un regard féroce et leva la main d'un air menaçant. Elle aurait été capable de lui flanquer une correction : c'est qu'à côté d'elle, Pekalov ne faisait pas du tout le poids ! Elle avait saisi Aliochka qu'elle secouait, bourrait de coups de poings, tirait par les oreilles, et elle finit par l'emmener en criant :
- Non mais, est-ce qu'une pauvre femme comme moi avait besoin de s'embarrasser d'un pareil sac à vin ?!
Aliochka, lui, se laissait conduire en trébuchant. Soudain il reprit ses esprits et s'échappa, lui abandonnant la moitié de sa chemise entre les mains.
En s'éloignant, elle criait encore :
- Espèce d'ivrogne ! Ah, s'il avait eu la chance de tomber sur un bon maître, il aurait pu apprendre à travailler !
Et là-dessus, bien sûr, elle se mit à agonir Pekalov d'insultes, à le traiter de dégénéré ou quelque chose du même genre, et que lui faire la peau serait encore trop tendre.
Ce boucan avait fait remonter l'équipe des saoulards de leur trou, et Pekalov leur dit d'aller enterrer le cadavre. Deux d'entre eux l'emportèrent par les épaules et par les pieds jusqu'à un bosquet éloigné, tandis qu'un troisième redescendait chercher les pelles. " N'oublie pas de les rapporter après, mon gars ! " lui cria Pekalov, et eux de s'esclaffer, tant ses remarques leur paraissaient toujours superflues, évidentes.
L'opération terminée, Yaryga entreprit de faire rentrer sa fine équipe dans le boyau :
- Allez les amis, il est temps ! Et de lancer à l'adresse de Pekalov qu'il apporte de la vodka.
Le soleil tapait déjà dur. Il restait un fond d'alcool dans une bonbonne, à l'ombre, recouverte d'un chiffon humide. Pekalov fourra le récipient dans un petit coffre qu'il se hâta de refermer à clef, et réalisa qu'il allait falloir avoir l'œil et surveiller de près la consommation. Il glissa la clef au plus profond de sa poche, écrasa un moustique qui s'était posé sur son cou et proposa à Aliochka qui n'arrivait pas vraiment à se réveiller d'aller se baigner.
- Pourquoi pas ?
Ils nagèrent tous deux en faisant grand bruit et en ne lâchant pas l'autre rive du regard. Elle était bien loin. Pekalov ne cessait de se demander s'ils en avaient encore pour longtemps à s'enfoncer sous terre et si, arrivés à la moitié du trajet, ils pourraient enfin progresser à l'horzontale. Aliochka lui dit alors d'un ton docte :
- Ecoute, Pekalov. On va d'abord jusqu'au milieu après on verra.

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  Notice bibliographique du SUDOC (Système universitaire de documentation)
La Perte / Vladimir Makanine ; trad. du russe par Richard Roy. - Aix-en-Provence : Alinéa, 1989 (13-Marseille : Impr. A. Robert). - 129 p :couv. ill ; 20 cm. - (Domaine russe) . - Trad. de : "Utrata". - 9782904631832
ISBN 2-904631-83-6 (br.) 79 F
Collection: Domaine russe (Aix-en-Provence), ISSN 0993-6319 ; 1989
Titre original: Utrata
AIX-MARSEILLE1-BU Le / DIJON-BU Droit Lettr / MONTPELLIER3-BU Lett / PARIS-Bibl.Langues O / PARIS4-BU Grand Pala / RENNES2-BU Lettres S / ST DENIS-BU PARIS8 / STRASBOURG-BNUS
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