Ouf !...

 

Moi, je vais vous dire : le printemps, pour l'apprécier vraiment, il faut l'avoir mérité. Pendant des mois ! De ce côté, les Moscovites sont gâtés.

Je vous plante le décor. À la mi-mars : tempête de neige. Tout le monde est encore emmitouflé, botté, toqué, tout quoi. Quatre mois que ça dure, on est blindés. Et puis deux jours plus tard, le mercure se sent comme des démangeaisons et s'avise de passer au-dessus du zéro. Là, on s'interroge : est-ce que, des fois... Eh oui : les indices se multiplient. D'abord, les journées semblent rallonger à vue d'œil, et puis ces petits réchauffements de température, l'après-midi, ça commence à faire travailler la croûte de glace qui couvre encore les toits, ce qui fait la joie des passants... Commence alors la noria des ramasse-neige à mandibules et des camions-bennes. Encore un peu et les rues sont devenues pataugeoires. Quand on a prévu, on enfile les bottes de caoutchouc avec quoi braver les plus pires caniveaux. Sinon - ou si on ne veut pas faire plouc (c'est une capitale, quand même !) - on reste chaussé " ville " et on s'offre des parties de marelle d'enfer. Comme il gèle encore la nuit, bonjour les pirouettes du lendemain matin. Quand on a vécu ça une fois, on ne s'extasie plus sur les médailles d'or que les Soviétiques ramassent à la pelle dans les sports de glace. 

Alors, tout se précipite. Dans les jardins, de grandes étendues blanches tournent au sombre : on s'aperçoit que c'étaient des étangs. Les canards sortent de leur engourdissement, ça piaille de partout. Et, sentant que l'issue est proche, concierges, employés de la voirie et soldats redoublent d'énergie pour donner le coup de grâce à la gangue grisâtre qui emprisonne les trottoirs. Le grand jour approche.

Et boum ! C'est le Premier Avril. Et ce n'est pas une blague. Il fait au moins 9°, et il vous prend une furieuse envie de troquer la canadienne contre un maillot de bain. Vous vous raisonnez, mais en tous cas, la chapka, pas d'hésitation : au placard ! En une semaine de temps, la foule moscovite se colore comme c'est pas croyable. Les femmes donnent le ton. Question bottes, le talon aiguille dame le pion aux semelles compensées. Et finies, les couleurs qui n'en sont pas ! Le rouge s'affiche : chapeaux, bérets, écharpes, gants même. La rue Gorki devient un immense champ de coquelicots ondulant sous le vent.

On redécouvre la ville. La vue s'élargit. On croit voir pour la première fois telle belle maison du XIXe, avec son fronton à moulures, et l'on s'aperçoit que tel toboggan meurtrier n'était qu'un escalier, bien pratique somme toute. Hier encore bibendums, les enfants apparaissent en combinaisons bariolées dans les jardins publics, où ils s'empressent de pelleter avec ardeur le sable retrouvé. Les camions-citernes entreprennent de remonter les rues en dégageant les devantures des magasins au jet, et là-dessus tombent les " samedis communistes ", où des armées de volontaires transfigurent votre quartier, traquant les papiers sales, bouts de verre et autres déchets sortis d'hibernation.

Au bureau, on commence à trouver qu'il fait une chaleur intenable, et s'organisent de savants courants d'air. Puis, lâchant soudain " Ils chauffent comme en hiver, ou quoi ?!... ", votre patron se dirige résolument vers la fenêtre, qu'il ouvre en grand, d'un geste auguste, faisant péter les bandelettes de papier collant qui la calfeutraient depuis des mois. L'air du dehors entre à plein, et il se fait un silence. On aperçoit des gens assis sur les bancs, quelqu'un sifflote. On est tous émus. Chacun sait que cette fois, c'est pour de bon. Vive le printemps !

  Richard Roy
pour Les Nouvelles de Moscou
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