Mikhaïl KOURAEV

Ronde de nuit : nocturne à deux voix

  C'est veille de fête, pendant les "nuits blanches" de Léningrad, au milieu des années soixante. Deux gardiens de nuit prennent leur service. Pour passer le temps, l'un d'eux raconte à l'autre la façon dont, membre des sections spéciales du Ministère de l'intérieur, il allait, par les mêmes "nuits blanches", arrêter les "ennemis du peuple".
Ce portrait n'est pas terrible seulement par les faits rapportés, mais encore par le détachement, le manque total de culpabilité chez cet ancien des "organes". L'impression produite sur le lecteur est d'autant plus forte qu'il paraît au moment où, après la mise en débat a ouvert des grandes figures de la tragédie stalinienne, les Soviétiques s'interrogent de plus en plus sur le rôle qu'y ont joué des millions (?) d'obscurs petits rouages qui n'étaient en rien des monstres.
"Nocturne à deux voix" dit le sous-titre : en effet, le monologue de cet ancien fonctionnaire du NKVD est interrompu de loin en loin par l'auteur lui même qui scrute Léningrad, la fantasmagorie de ses nuits blanches et la formidable épaisseur de son histoire depuis sa fondation par Pierre le Grand au prix, déjà, de centaines de milliers de vies.
Un "Lacombe Lucien" soviétique. L'un des premiers grands textes littéraires de la Perestroïka. La révélation d'un nouveau nom dans les lettres soviétiques.
 

Extrait du chapitre 6

... Il faut dire que le formalisme chez nous, c'était quelque chose. Si pendant une perquisition, on trouvait par exemple un Nagan ou un pistolet sous un matelas, tu crois qu'on avait simplement à porter sur le procès-verbal : "pistolet machin"? Eh bien, non, tu n'y es pas du tout. Il fallait mettre : "Pistolet de Toula, fabrication Tokarev, longueur du canon: 116 mm, 4 rayures, 8 cartouches dans le magasin, douilles en forme de bouteille, balles comme ceci, comme cela..." À quoi tout cela pouvait-il bien servir ?... C'est comme les interrogatoires. Non, c'était vraiment du formalisme de la plus belle eau ! Quand arrivait le moment de la conférence spéciale, ils ne lisaient même pas tous ces papiers, n'empêche qu'ils nous obligeaient à les faire. C'est vrai qu'ils ne nous embêtaient pas trop. La loi du premier décembre, ça te dit quelque chose ? Non, vraiment? C'était une loi formidable ! Prise le premier décembre trente quatre et signée de Kalinine et d'Enoukidzé. Eh oui, Enoukidzé, il y en avait un qui portait ce nom-là. À propos, c'est précisément en vertu de cet article que la propre femme de Kalinine a été condamnée ; Enoukidzé, lui, c'est son fils qui y a eu droit. La loi disait que les affaires liées à des menées contre le pouvoir soviétique et ses meilleurs représentants devaient être traitées dans les dix jours, pas un de plus. Et le chef d'accusation n'était communiqué au prévenu que vingt-quatre heures avant le jugement. D'ailleurs, à vrai dire, ça n'avait pas grand sens, puisque la conférence spéciale se réunissait le lendemain. En plus, la sentence rendue selon cette loi était applicable sans délai puisqu'elle ne pouvait faire l'objet d'aucun recours ni pourvoi en cassation... On se demande bien pourquoi il a fallu mener par ailleurs tant d'interrogatoires abrutissants ! Oui, c'était une bonne loi qui réduisait les formalités et tant mieux, sans ça je me demande comment on s'en serait sortis avec une telle masse de gens à traiter ! Mais le formalisme est vraiment quelque chose de vivace. Tiens, par exemple, il y a eu la mode des interrogatoires de nuit ! Je ne sais même pas d'où ça nous est venu. Mais en même temps, on avait voulu laisser entendre que si on n'arrivait pas à tirer des aveux de quelqu'un la nuit, c'était qu'on travaillait mal. Et peu importe que les procès-verbaux n'aient aucune utilité. Allez, vas-y, interroge !... Moi, la nuit, je choisissais les plus réfractaires, les plus difficiles, on aurait pu croire... En fait,pour moi, c'était de tout repos, parce que ces détenus là, on savait qu'ils étaient totalement récalcitrants, et si jamais il me tombait un contrôle, pas de problème ! Je pouvais toujours leur exhiber une feuille avec une dizaine de questions restées sans réponse. On n'avait rien à me dire. Le seul malheur, c'est que rester assis comme ça toute la nuit, c'était ennuyeux. Alors, dès le premier jour, je leur mettais clairement et honnêtement le marché en mains : toi et moi, on va rester là jusqu'à cinq heures. Moi assis, toi debout. Mais si tu acceptes de me raconter quelque chose, je t'autoriserai à t'asseoir. Tu peux me parler de n'importe quoi, de ta vie, de ton enfance, de ton travail. Même des livres qui t'ont plu si tu t'en souviens... Je ne te demande ni de noms ni d'adresses ni de dates et je ne noterai rien. Et de tous ces gens qui sont passés entre mes mains, il n'y en a pas eu beaucoup pour rester debout toute une nuit sans ouvrir la bouche.
C'est comme ça que , séance après séance , j'apprenais toujours quelque chose. Une fois j'en ai eu un qui me racontait chaque nuit un épisode de la révolution française, un autre me lisait des poèmes. Tu te rends compte, toute une nuit ! Au début j'écoutais vraiment et je saisissais presque le sens, mais après j'étais simplement ahuri : comment ce type avait-il pu retenir une telle quantité de vers ?! Au moment de l'affaire des mines, je peux dire que j'ai eu droit à des conférences d'électronique tout à fait passionnantes, par exemple sur la construction des réseaux, sur les sous-stations de traction, eh oui ! ainsi que sur les redresseurs à huile et à mercure ! Je suis sûr que, de ma vie, je ne les confondrai jamais et je pourrais les reconnaître rien qu'au bruit, alors que je n'en ai jamais vu ni des uns ni des autres ! Ou bien, tiens, les inventaires, c'est tout à fait intéressant! Ou la banque, le financement des crédits et la différence entre la Stroïbank et la Prombank... Ça, c'est à Kondrikov que je le dois. Kondrikov, ça ne te dit rien ?! Pas possible... C'était un personnage! C'est Kirov qui l'avait déniché à la banque de Novgorod pour lui confier les pleins pouvoir dans la péninsule de Kola. C'était quelqu'un, tu peux me croire, on l'appelait même "le Prince de Kola". Quand on l'a arrêté, ça a fait drôle... Du nord au sud, il avait des pieds-à-terre à lui, pas des super résidences, mais des appartements ou des petites maisons où il descendait pendant ses tribulations incessantes. Il avait comme ça un point de chute à Zacheek, dans la gare même. La maîtresse de maison était une femme vive d'origine finnoise qui tenait les lieux toujours prêts à l'accueillir. Dès qu'un train s'arrêtait, même si c'était un train de marchandises, elle regardait par la fenêtre pour voir si son seigneur et maître n'en descendait pas. Et une fois, comme ça, elle le voit qui arrive par le train de Kandalakcha, accompagné de cinq ou six personnes. Aussitôt, en trois minutes pas plus, elle met la table : saumon, ombre, champignons marinés. Il y avait même un poisson dans le four, comme si sa visite avait été prévue... La porte s'ouvre, elle apparaît tout sourire et gazouille un petit mot de bienvenue... Et voilà qu'elle s'aperçoit soudain que Vassili Ivanovitch est blême. Nous, sans un mot, on se disperse dans l'appartement. De plus, ce jour là, on était justement en uniforme, ce qui fait qu'elle a tout de suite compris et qu'elle s'est mise à débarrasser la table. Badalétov, du NKVD de Kandalakcha, a bien essayé de lui suggérer de ne pas se presser, de laisser les choses dans l'état, mais en réponse elle s'est contentée de lui marmonner quelque chose de méchant , une vraie mégère... Elle a simplement donné un verre de vodka et un peu de saumon à Kondrikov... C'était interdit par le réglement, bien sûr, mais qu'est-ce qu'on pouvait y faire? C'était quand même une situation exceptionnelle, et puis cette femme ne comprenait pas un mot de russe... Je ne me souviens plus de l'affaire qui nous l'avait amené, c'était peut être bien celle du Centre trotskiste et des droitiers. mais il n'a pas faibli, ce réfractaire-modèle, il n'a pas livré un seul nom, en revanche qu'est-ce que ses histoires de banque étaient passionnantes !
Mais ce que j'aime surtout, c'est la construction navale. En partie bien sûr, ça vient de mon enfance, mais il faut dire aussi que j'ai toujours mieux compris ça que tout le reste... Ou la médecine, tiens ! Ça, c'est plus compliqué. Quand on m'explique, j'ai l'impression de tout saisir, mais dès que j'essaie de le redire, chez moi par exemple, je n'y arrive pas, je mélange tout. Une fois j'ai demandé à un professeur à quoi ça tenait. Manque de bases, m'a-t-il dit. Je ne connais rien à l'anatomie et à la physiologie. Ma foi, c'est peut-être vrai. La façon dont est fichu le crâne des prévenus, c'est sûr que je l'ignore. En revanche j'ai remarqué une chose : plus quelqu'un est calé, plus ce qu'il raconte est compréhensible. Avant, je croyais, par exemple, qu'un professeur, il n'y avait que ses collègues pour le comprendre. Et bien pas du tout ! Une fois, tiens, dans l'infirmerie d'une petite fabrique de menuiserie, un prétendu médecin a entrepris de m'expliquer la façon dont était faite la main de l'homme. Et je n'ai rien retiré de clair de ses explications, Par contre, un autre jour, c'est un savant de l'Institut Bekhtérév du cerveau, celui qui est dans l'ancien hôtel particulier d'un prince, sur le quai Pétrovski, qui me l'a admirablement expliqué. La main, c'est quelque chose ! On a eu aussi un Allemand qui s'appelait Worms, un très grand gynécologue. Il était là pour l'affaire du pont Syzram. Tout un groupe de gens avaient combiné de le faire sauter. Ou peut-être qu'ils n'avaient rien combiné du tout, va-t-en savoir aujourd'hui ! Mais à l'époque, c'était juste avant la guerre, il avait été inculpé pour ce motif. On devait le convoyer à Saratov pour le procès. Un procès retentissant, exemplaire, on en a parlé dans les journaux. Mon gynécologue s'en est tiré avec quinze ans. Bon. C'est moi qui avait été chargé d'obtenir des aveux préliminaires, et voilà qu'il adopte une position de refus ! Au début, il avait une petite barbiche ronde, taillée court, et des lunettes aux verres en demi-lunes... Lui aussi, je l'ai convoqué la nuit. Une heure passe. Puis une autre. Je suis là assis, lui debout. Comme je ne lui demande rien, que je continue à écrire, il finit par me questionner. Je réponds alors sincèrement que je fais une lettre à ma sœur à laquelle je n'ai pas écrit depuis quatre mois, et elle et son mari ont la vie dure avec leurs trois enfants. Des sœurs, avant la guerre j'en avais six. Alors lui, il commence à s'énerver, et je lui répète qu'il peut s'asseoir, que cette chaise est pour lui, et qu'il peut me raconter ce qu'il veut. On a lié conversation : moi, je lui ai confié les raisons pour lesquelles je le convoquais la nuit, et lui, il m'a raconté la façon dont les choses sont faites chez les femmes. En deux interrogatoires, il m'a tout présenté d'une façon limpide, toute cette mécanique qu'on ignore, nous les hommes. Je peux dire que jusque là j'étais plutôt un sauvage, oui, sur ce plan là, je ne me distinguais guère de l'animal... Or la culture, dans ce genre d'affaire, ça compte !. Eh bien il m'a expliqué de façon parfaitement accessible ce qui se produit chez les femmes et ce qu'il leur faut... Ce qui m'a le plus étonné, c'est qu'en fait, elles ont tout comme nous, mais à l'envers ! Au début, je ne pouvais même pas imaginer que c'était comme ça, mais après, je l'ai constaté moi- même...
Oui, après ça, je me suis conduit envers les femmes , et même envers la mienne, avec beaucoup d'intérêt et d'une façon beaucoup plus délicate, parole d'honneur !
... Plus on apprend, plus la vie est intéressante. Sous ce rapport, mon travail m'a beaucoup apporté. Mais qu'est-ce qui restera de moi après, tu peux me le dire ? Ma vie aura passé à côté d'autres qui ont disparu je ne sais où, et je vais aller les rejoindre. Même mes connaissances, aussi riches qu'elles soient, encore qu'elles sont un peu décousues, ne me servent à rien.
Beaucoup voient le monde avec de tout autres yeux que moi, mais ça ne fait rien, je m'y suis fait. Avant, c'était différent, la plupart pensaient comme moi. Maintenant, ils sont une minorité. Peut-être faut-il qu'il en soit ainsi.
Pourquoi suis-je venu au monde, je me le demande. Je sais pourquoi j'ai vécu, ça oui, la cause que j'ai servie, mais les jours que j'ai encore devant moi ? À quoi puis-je m'attendre ? À une récompense ? Mais est-ce que la vieillesse peut jamais être une récompense ? Peut-être est-ce pour que je fasse profiter les jeunes générations de ma riche expérience ?
Non, ce n'était pas l'éclat de l'uniforme qui faisait l'attrait de notre métier. Les gens qui venaient nous rejoindre se distinguaient moins par le talent que par le zèle et la force intérieure. Et ce n'était pas le premier venu qui pouvait supporter notre travail. Tiens, je me souviens que trois ans avant la guerre, on m'avait envoyé en renfort à Arkhangelsk avec tout un groupe. Il y avait un gros coup de filet à donner, et pour assister comme témoins aux arrestations et aux perquisitions, on recrutait parmi les jeunes les plus battants, ceux qui par la suite pourraient être enrôlés dans les organes. Il y en avait un comme ça, qui figurait sur la liste d'un responsable aux cadres local, il était secrétaire du komsomol du théâtre d'Arkhangelsk. C'était un comédien, c'est vrai, mais il possédait une qualité indiscutable : des dispositions certaines pour le travail d'organisation. Dans les réunions et les meetings, il était parfait, il faisait des discours épatants. En plus, il avait un curriculum vitæ parfait, c'était un ancien enfant vagabond. Bref, on avait là un petit gars plein d'avenir. Ils l'avaient repéré et quand l'occasion de le mettre à l'épreuve s'est présentée, il l'ont fait. Il a été recruté comme témoin pour l'arrestation de Serkatchev. Serkatchev était un responsable du port d'Arkhangelsk, un homme d'un certain âge, à cheveux blancs, bien connu dans la ville. Dans le temps il avait été à la tête d'un détachement de partisans et avait reçu l'un des tout premiers Ordres de Lénine, le sixième ou le septième je crois. On entre et on commence le travail. Il s'agissait de procéder à une perquisition. C'était un grand appartement rempli de livres. Il y en avait des étagères jusque dans le couloir. Or le plus pénible dans les perquisitions, c'est tout ce qui est papier : lettres, manuscrits, livres. Tout le reste, les affaires, ce n'est pas bien compliqué. Pousser les meubles et les inspecter n'est rien, visiter toutes les issues d'un poêle non plus, ce n'est pas ce qui prend du temps, mais les livres, c'est la croix et la bannière ! Il faut les prendre un par un, les feuilleter, les secouer... Bon, on fait notre travail tranquillement, sans se presser. Il y a là la femme du type et ses deux filles. Des demoiselles. Et tout d'un coup voilà le vieux qui fond en larmes ! Impossible de le calmer tellement il est secoué de sanglots. Les deux gamines aussi se mettent à pleurer, mais discrètement, dans leur mouchoir, tandis que lui... Tu parles d'un chef de partisans ! Sa femme fait mine de s'approcher de lui, mais là, pas question ! Elle pourrait lui passer quelque chose, ils pourraient se concerter, bref, c'est interdit. Je jette un coup d'œil à notre komsomol, et je le vois appuyé au chambranle de la porte, à renverser la tête en arrière sans arrêt, comme s'il saignait du nez. Je m'approche, et qu'est-ce que je constate ? En fait, il était en train de chialer comme un veau, mais en silence. Voyez-moi ça ! Un battant de première ! ...J'essaye de le calmer, je lui dis quelques paroles réconfortantes, et il me donne l'impression de reprendre le dessus. On lui apporte un petit verre de vodka, et il s'essuie les yeux. Mais dix minutes ne se sont pas écoulées, qu'il remet ça ! Et bien, mon gars, tu ne risques pas de faire un bon tchékiste ! Allez ouste, va-te faire fiche ! Prononcer des discours à la tribune, tonner et dénoncer dans les réunions, c'est bien joli, tout le monde peut le faire, mais quand il s'agit d'extirper pour de bon, là il faut de la maîtrise de soi, de la fermeté, et peut-être autre chose encore.

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