Ivan GONTCHAROV

Revirement de fortune
Essai
(oeuvre posthume)

 

- I -

Dans les années dix-huit-cent-vingt, deux voyageurs approchaient un soir de la porte de Saint-Pétersbourg en voiture de poste par la route de Varsovie. Arrivés à la barrière, l'un des deux déclara se nommer Zagrousko et être propriétaire terrien de citoyenneté polonaise, l'autre, Léon Khabarov, capitaine en second à la retraite. Ainsi furent-ils enregistrés par le préposé qui les laissa alors entrer.
Ils trouvèrent ensuite deux chambres propres où passer la nuit près de la perspective Nevski, et au matin partirent chacun à leurs affaires.
Ce Khabarov avait servi dans l'armée du royaume de Pologne alors sous l'autorité du grand-duc Konstantin Pavlovitch. Son père, lui-même officier, l'avait conduit à l'un des régiments cantonnés dans l'empire pratiquement au sortir de l'école de l'armée, et était reparti après l'avoir remis avec cinq cent roubles en poche entre les mains du colonel. Le jeune Khabarov se fit rapidement à ses camarades de régiment ainsi qu'à d'autres officiers, et de son côté produisit une bonne impression sur ses chefs. Très consciencieux, ni buveur ni viveur, c'était un officier apparemment sans reproche. Les années passèrent et en même temps qu'il se faisait au service, il en grimpait les échelons. Seul l'argent n'était guère au rendez-vous : même dans le village où était cantonné leur régiment, vivre avec sa solde et les cinq cent roubles que lui avait laissés son père était chose difficile. Aussi chercha-t-il le moyen d'en finir avec ses dettes et d'honorer son titre d'officier. A cette fin, il acheta pour cent cinquante roubles (assignats, bien sûr) une jeune jument qu'il dressa à la perfection et revendit dans une autre unité pour mille roubles. Quelques temps après, il renouvela l'opération : il acheta un cheval, le dressa et le revendit Ainsi put-il redresser sa situation de sorte à ne jamais être à court d'argent, et être aimé de ses camarades en même temps que respecté de ses chefs.
Apparemment, son père l'avait oublié. Il lui écrivit une ou deux fois mais n'en reçut aucune réponse et apprit indirectement que le vieux Khabarov avait vendu le petit village et était parti pour Moscou où il était mort sans rien laisser à son fils. Quant à sa mère, il l'avait perdue depuis déjà longtemps.
Le jeune homme soupira, essuya discrètement une larme, puis conclut l'affaire d'un geste de la main et continua de servir dans son régiment. Il le fit avec sérieux, devint un fin connaisseur des chevaux à force de les dresser pour les revendre, ce qui lui permit de vivre presque dans l'aisance.
Ainsi passèrent presque quatre années. Il était maintenant lieutenant.
C'est alors que son régiment fut, comme d'autres, convoqué par le grand-duc pour une revue à Varsovie. Khabarov et les autres officiers firent tout pour être à la hauteur de l'événement : ils s'entraînèrent eux et leurs montures avec un zèle particulier en vue de leur apparition devant le grand-duc.
Quelques jours passés à Varsovie leur permirent de s'habituer aux us et coutumes de l'endroit et d'arriver parfaitement préparés le jour de l'épreuve. Le grand-duc fut tout-à-fait satisfait de la revue, et lorsque Khabarov, en ordonnance et sabre au clair, vint lui rendre les honneurs sur sa jument montée de main de maître, il dit au commandant du régiment qui était à quelques pas de lui :
- Mutez celui-ci à Varsovie. Dans ma garde personnelle.
Pourtant, quand le colonel informa Khabarov de cet insigne honneur, au lieu de la reconnaissance attendue il n'obtint à sa grande surprise qu'un silence sépulcral.
- Qu'est-ce qu'il y a, Khabarov ? Vous n'êtes pas heureux de ce qui vous arrive ?
- Heureux ?... Certes... mais je n'aurai pas les moyens de vivre ici ! Aussi je vous prie de bien vouloir m'épargner cet honneur.
Le colonel en référa au grand-duc, qui ordonna d'augmenter la solde de Khabarov de deux-cent roubles par an. Autant dire rien, au regard du train de vie qu'il lui faudrait mener à Varsovie, capitale impériale, où le service, les usages, la vie en un mot était tout autre chose que dans leur village de cantonement.
Mais se soustraire à la volonté du grand-duc était chose impossible et Khabarov dut rester. Il vivota deux années ainsi puis, en référant à son supérieur, il fit valoir que la vie dans la capitale était au-dessus de ses moyens et qu'il demandait en conséquence à être libéré des obligations militaires.
Le grand-duc finit par donner son accord et, outre l'ordre de radiation, il signa de sa propre main une attestation comme quoi Khabarov avait dans son service et par tout son comportement fait la preuve qu'il était digne de confiance et saurait remplir toutes les missions qu'on voudrait lui confier.
Muni de ces documents, des quelques mille roubles (assignats) qu'il avait réussi à tirer de la vente de son cheval et autres maigres biens, de son uniforme et de la tenue de fonctionnaire qu'on lui avait remis à son départ en retraite en même temps qu'il était promu au grade de capitaine en second, Khabarov se chercha un compagnon de voyage pour partager les frais, et c'est avec lui qu'il fit en malle de poste le voyage jusqu'à Pétersbourg.

- II -

Le lendemain matin de son arrivée, Khabarov revêtit son uniforme et se rendit auprès de l'un des ministres pour postuler à un emploi de gouverneur dans une ville de province. Il avait espéré que ses papiers lui ouvriraient toutes grandes les portes et ne s'était pas trompé. Le ministre le reçut très aimablement et le confia à l'un de ses directeurs de départements. Celui-ci appela un secrétaire à qui il enjoignit d'examiner les documents présentés par Khabarov et - si ceux-ci ne contenaient aucune remarque négative - de le porter dans la liste des postulants à l'emploi mentionné. Il s'avéra que ladite liste comptait déjà treize noms de tels candidats soutenus par l'espérance. Ils l'inscrivirent, lui recommandant de passer de temps en temps.
Il rentra chez lui tout pensif, mais ne se laissa toutefois pas atteindre par le découragement et, le soir même, avec son compagnon de voyage il dînait, allait au théâtre et jetait même un coup d'oeil à la ville qu'il n'avait pas vue depuis longtemps.
Deux ou trois jours passèrent. Quelqu'un lui ayant suggéré de chercher une place de surveillant dans une administration, il se présenta avec ses documents au responsable de ces emplois. Mais il y avait là une telle masse de candidats qu'il ne jugea même pas nécessaire de déposer une demande.
Enfin, également sur le conseil de quelqu'un, il se rendit à l'administration des postes pour y solliciter un emploi de chef de bureau en province. Et là non plus il n'y avait la moindre possibilité d'embauche.
Au bout de deux semaines il passa au ministère s'informer de l'état d'avancement de son dossier pour l'emploi de gouverneur. Mais le secrétaire lui indiqua que depuis qu'il avait déposé sa demande, deux candidats seulement s'étaient vu offrir une affectation. La liste d'attente n'avait donc pratiquement pas diminué et Khabarov devrait patienter encore trois ou quatre mois.
Il commença alors à se laisser sérieusement gagner par la mélancolie, car il comprit que les meilleures attestations du monde ne l'empêcheraient pas de se retrouver sans emploi et sans pain. C'est alors qu'on lui recommanda de chercher du côté du privé, en lui indiquant quelques pistes.

- III -

Il se présenta à un homme argenté à la recherche d'un gérant pour l'immeuble qu'il venait d'acheter. Celui-ci lui montra les registres portant l'énumération des appartements et le loyer dû pour chacun, indiquant lesquels étaient occupés et lesquels vides, précisant le montant de l'impôt, etc.
- Débrouillez-vous de ça et mettez tout en ordre, lui dit-il. J'ai acheté cet immeuble mais je ne peux à moi-seul dominer et les rentrées et ceux qui m'ont payé et ceux qui ne l'ont pas fait, rien ! Tout est dans ces papiers. Ensuite, il faudra inspecter l'immeuble, des caves aux greniers. Nous en parlerons demain.
Khabarov remporta les documents chez lui où il s'y plongea le soir-même et y mit autant d'ordre qu'il put. Le lendemain il alla inspecter les appartements, puis les greniers et les caves où il trouva beaucoup de vieilleries, de bric-à-brac et, plus généralement parlant, de désordre. Son uniforme de fonctionnaire souffrit des balayures et autres saletés qu'il lui fallut affronter durant ladite inspection.
Il mobilisa les concierges, enjoignant à l'un d'eux à tour de rôle de se poster à la porte tandis que les autres devaient descendre tout le bazar des greniers dans un débarras libre. Deux d'entre eux qui, pris de boisson, n'avaient pu se présenter à sa convocation durent être remplacés. Puis, après avoir ainsi occupé ces gens trois ou quatre jours d'affilée, il fit le tour des locataires en retard de paiement, exigeant d'eux l'argent dont ils étaient redevables. Ce qui lui attira de nombreux ennemis.
Les gens disaient que comme tout nouveau chef il faisait du zèle pour se faire bien noter. Or, cinq ou six semaines passèrent et Khabarov non seulement ne se calmait pas mais prenait son affaire de plus en plus à coeur, ayant un oeil vigilant sur tout et ne laissant jamais les concierges inoccupés. Tant et si bien que ceux-ci en eurent assez et prirent l'habitude de filer à la moindre occasion au bistrot, où il devait ensuite lui-même aller les chercher. Il s'attira ainsi une solide haine de leur part, et ils commencèrent à se plaindre de lui au propriétaire.
Au début, celui-ci reçut les plaignants sur un ton moqueur et il leur manifesta son approbation des méthodes employées par son gérant. Mais à la longue il en fut irrité au point de souhaiter que cet homme de confiance trop zélé parvînt à faire la paix avec eux, à défaut de quoi il le sacrifierait. "Je ne vais quand même pas le laisser chasser tous mes locataires !" pensait-il. Et il le convoqua.
- Vous menez parfaitement l'affaire, lui déclara-t-il, mais essayez de vous mettre à ma place ! Aussi, faites en sorte qu'il ne me parvienne plus la moindre plainte à votre sujet !
Et de rire.
Khabarov, lui, n'était pas d'humeur à plaisanter. Il grimaça un sourire et lui dit :
- Mieux vaut, dans ce cas, me libérer de ma mission.
- Mais non, pourquoi donc ? Nous verrons bien comment les choses vont évoluer, lui répondit le propriétaire, bonhomme.
Et il le maintint à sa place.
Deux semaines ne s'étaient pas écoulées qu'un incendie prenait dans l'immeuble. Khabarov ne put sauver que sa tenue de fonctionnaire, son linge, un peu d'argent et les documents à lui confiés. Tout le reste, uniforme compris, périt.
Quand les pompiers arrivèrent, l'aile du bâtiment où il habitait était déjà rongée par les flammes. Ils en vinrent toutefois rapidement à bout. Les concierges, par contre, brillaient par leur absence... Tous avaient disparu avant le début du sinistre, et parmi les locataires, les rumeurs d'incendie criminel allaient bon train.
Le lendemain, le propriétaire convoqua de nouveau Khabarov.
- Je sais que vous n'êtes pas coupable, lui dit-il. Tout le monde vous a vu arriver en chef zélé, mais vous êtes quelqu'un d'honnête et consciencieux et cela a failli vous coûter la vie. Ce qu'il leur faut, ce n'est pas un homme comme vous, mais un cerbère, et je vais leur en trouver un. Quant à vous, eh bien, au revoir et excusez-moi. Voici vos cent roubles.
Khabarov repartit tristement avec son maigre baluchon chez sa logeuse précédente où il occupait une petite pièce. L'argent qu'il avait rapporté de Varsovie n'était plus maintenant qu'un souvenir et la vie s'annonçait difficile. Dans son petit coin d'appartement, il disposait d'un lit, d'une table et d'une chaise sur laquelle il posa le nouveau linge qu'il avait pu s'acheter, et il suspendit au mur sa tenue de fonctionnaire avec ses papiers et sa casquette.
- Pour quel motif ce monsieur vous a-t-il renvoyé ? demanda la logeuse.
- Pour ma conscience professionnelle ! lâcha-t-il dans un soupir avant de sombrer dans une profonde mélancolie.
Un jour qu'il était particulièrement sombre, elle l'informa qu'un marchand était à la recherche d'un commissionnaire pour travailler sur le quai de Smolny à vingt-cinq roubles par mois. "Il lui faut un honnête homme", ajouta-t-elle, en lui conseillant d'aller le voir.
Le lendemain même, il allait proposer ses services à ce marchand surnommé "Le Gris". Celui-ci examina ses papiers et l'embaucha en l'assurant de son fort accent ukrainien être content d'avoir enfin à son service "un honnête homme", et que c'était là ce dont il avait besoin car, à ses dires, il n'y avait partout "que filous et coquins!" Il le posta dans un entrepôt de Smolny où l'on déchargeait de chalands de bois d'énormes sacs de farine qui devaient ensuite être, sous sa surveillance, remis aux marchands venant se fournir chez le Gris.
Au début, tout alla comme sur des roulettes. Des chariots venaient prendre livraison à l'entrepôt, et Khabarov notait le nombre de sacs et le nom du marchand dans un cahier qu'il remettait chaque soir au Gris. Ainsi en alla-t-il pendant trois ou quatre semaines. Un jour, des chariots arrivèrent au nom d'un certain client, puis repartirent chargés d'une centaine de sacs ; Khabarov consigna l'opération dans son cahier et remit celui-ci comme d'habitude au propriétaire. Or, le-dit client nia ensuite avoir commandé ces sacs et envoyé le moindre chariot en prendre livraison. Il s'avéra que les moujiks aux chariots avaient fait le coup pour leur propre compte en attribuant faussement la commande au marchand en question et en s'appropriant la farine, jouant ainsi un sale tour à "l'honnête homme" qui faisait la surveillance des opérations à la place de l'un d'entre eux . Khabarov, qui ne les connaissait pas, avait en toute confiance laissé sortir les sacs. Le propriétaire comme le marchand le pressèrent de questions auxquelles il ne put répondre, ne connaissant ni l'un ni les autres, et bien sûr on ne retrouva pas les chariots.
- Vous voyez, Votre Honneur, ç'aurait été l'un de nous, pauvres moujiks, qu'aurait surveillé, il aurait repéré au premier coup d'oeil que ces moujiks n'étaient pas là pour le compte d'un maître. En entendant cela, le Gris poussait des oh! et des ah! "Je retrouverai ces bandits ! Mais quant à vous, vous ne m'êtes d'aucune utilité, ajouta-t-il. Voilà les cinquante roubles que vous avez gagnés sur mon dos. Allez au diable, des gens comme vous, ce n'est pas ce qu'il nous faut !"
Khabarov rentra chez lui tout à fait abattu par son échec.
- Que vous arrive-t-il ? lui demanda sa logeuse quand il ne se fut rendu à son travail ni le lendemain, ni le surlendemain. Pour quel motif ce marchand s'est-il séparé de vous ?
- Pour négligence, répondit-il amer.
- Oh, pauvre homme que vous êtes ! compatit cette aimable personne.
Au bout de trois jours, il alla s'enquérir de ses demandes d'emploi de gouverneur, commissaire de police, directeur de bureau de poste et surveillant. Mais partout, on l'accueillit fraîchement et il arriva même que, à la vue de sa tenue râpée, certains huissiers ne le laissâssent pas pénétrer dans le hall, allant parfois jusqu'à le traiter grossièrement.
- Comment il faut vous le dire de pas rester à traîner là ?! lui lança l'un d'eux.
- On vous a assez vus, tous ! s'entendit-il ailleurs répondre à sa pacifique requête.
Et il poursuivit plus loin, dans un soupir.
Le lendemain, il pénétra dans Notre-Dame de Kazan pour prier la sainte Mère de Dieu, puis, par désoeuvrement regarda sur le canal Catherine des ouvriers en train de hisser un bloc de pierre sur un piédestal à l'aide d'un treuil. Il était là, plongé dans ses réflexions depuis un temps infini quand le chef d'équipe l'apostropha pour l'inviter à se joindre à ses hommes.
- Pourquoi rester là à bailler aux corneilles ? Viens-donc il y a une place pour toi ! Tu toucheras un rouble par jour, et celui-là tu ne l'auras pas volé !
"Visiblement, mes vêtements ne sont plus que guenilles, pensa Khabarov, et ma tenue de fonctionnaire ne saurait désormais me protéger des outrages !"
Peu après, en silence, il rejoignait les autres sous la courroie... De bonne heure, le lendemain matin, il était à nouveau là, et le surlendemain, et encore le jour d'après... Et ainsi travailla-t-il une douzaine de jours, amenant même avec lui un certain Chtoukine qui vivait chez la même logeuse. Toutefois, celui-ci ne fut pas chaque matin ponctuel au rendez-vous sur le pont de Kazan, car dès qu'il eut gagné un peu d'argent il s'abandonna à son occupation préférée, à savoir l'ivrognerie.
Au bout d'une douzaine de jours de ce régime, Khabarov voulut prendre un repos d'autant plus mérité que, par manque d'habitude, la paume de ses mains était couverte d'ampoules.

- IV -

C'était un jour radieux. Muni d'un peu de pain de gruau et de quelques oeufs durs, Khabarov sortit de la ville et, poursuivant toujours à pied sur quelques verstes, finit par s'arrêter au bord d'un canal pour y consommer sa maigre pitance. Un peu reposé et sa faim calmée, il poursuivit son chemin, tout à la méditation de son amer destin. Il marcha ainsi sans s'en rendre compte, comme dans un rêve dont il ne sortait de temps en temps que pour regarder autour de lui et repartir plus loin encore. Il était hors du temps et marchait, marchait, marchait. Soudain, il aperçut devant lui des bâtiments, comme des rues, en un mot : une ville. Il s'y engagea, remonta une longue voie jusqu'à déboucher sur un palais et un jardin. A l'entrée était posté un invalide qui, à la vue des insignes d'officier que portait encore la tenue élimée de Khabarov, se mit au garde-à-vous à son approche.
- Puis-je entrer ici ? demanda timidement Khabarov en montrant le jardin.
- Je vous en prie, Votre Honneur !
Enfonçant sa casquette sur ses yeux, Khabarov prit une allée à l'écart, toujours en proie à ses sombres pensées. Une question lancinante l'obsédait : que faire désormais ? En finir avec la vie ? Non, il était chrétien ! Mais quelle issue lui restait-il ? N'avait-il pas épuisé tous les moyens ? Absolument démuni comme il l'était maintenant, il ne lui restait plus qu'à marcher, marcher...
C'est alors qu'une main saillie d'un habit à parement pourpre s'appliqua sur sa poitrine tandis que résonnait une voix formidable:
- Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Comment es-tu entré ?
Khabarov leva les yeux. Devant lui se tenait l'empereur Alexandre.
- Qui es-tu donc ? insista le tsar de sa voix forte.
- Khabarov, capitaine en second à la retraite.
- Et sans doute chassé du régiment pour ivrognerie et conduite inqualifiable...
Khabarov chercha alors dans sa casquette ses papiers et la recommendation du grand-duc qui ne le quittaient jamais, et les tendit à l'empereur.
Celui-ci parcourut rapidement l'ordre d'admission à la retraite, mais s'attarda particulièrement sur le témoignage du grand-duc.
- Mais quelle est donc l'origine de votre état actuel ? demanda l'empereur en baissant le ton.
Khabarov rassembla ses forces et lui raconta tout ce qu'il avait subi à Petersbourg depuis qu'il avait quitté le service. Comment il s'était porté candidat en tels et tels endroits et comment tout d'abord les secrétaires, puis les simples huissiers l'avaient chassé. Ensuite il lui fit part de ses expériences au service d'entrepreneurs privés et, pour finir, il raconta son travail au treuil et montra à l'empereur ses mains tremblantes, aux paumes couvertes d'ampoules.
Le tsar écouta attentivement ce récit jusqu'à la fin, puis jeta un regard aux paumes blessées de Khabarov et, sortant alors un mouchoir de sa poche, il s'en couvrit les yeux.
- Allez voir Dibitch ! dit-il en indiquant d'un geste la direction du palais. Il connait mes instructions.
Sur ce, il se détourna et s'éloigna, les yeux toujours protégés de son mouchoir.
Khabarov resta immobile pendant deux bonnes minutes., sous l'effet de ce qu'il venait de vivre. Puis il reprit l'allée en sens inverse et alla demander à l'invalide où trouver ce Dibitch. L'invalide montra le palais.
- Là-bas, on vous l'indiquera.
Arrivé au palais, Khabarov demanda où résidait le général Dibitch. Un laquais de la cour qui passait lui indiqua une porte avant de disparaître. Khabarov la poussa.
Derrière, il n'y avait pas âme qui vive. Khabarov traversa une première salle déserte avant de découvrir, dans la suivante, Dibitch qui tapotait au carreau de la fenêtre en sifflotant.
Après avoir patienté quelques minutes en silence, Khabarov attira l'attention du général par un discret toussotement.
- Qui es-tu ? Comment es-tu entré ici ? Pourquoi ne t'a-t-on pas introduit ?
- Khabarov, capitaine en second à la retraite. C'est sa majesté l'Empereur elle-même qui m'envoie à vous. Et il lui présenta ses papiers.
Dibitch examina les deux documents, puis Khabarov lui-même, et ajouta :
- Je verrai l'Empereur aujourd'hui-même et recueillerai sa volonté à votre sujet. Mais, pour l'instant, je crois qu'il vous faut... ceci...
Et s'approchant de son bureau, il en sortit cent roubles qu'il remit à Khabarov.
- Laissez-moi votre adresse, lui dit-il tout en agitant une sonnette.
Aussitôt apparurent ordonnances, laquais et courriers qui notèrent sur le champ ses nom et adresse.
Sans même imaginer qu'avec ses cent roubles en poche il pouvait rentrer à Petersbourg en carrosse, Khabarov repartit vers la ville à pied. Il entra dans le premier cabaret qu'il trouva sur son chemin et s'y fit servir à manger. Il n'avait rien avalé depuis le matin et avait la gorge sèche.

- V -

Il eut juste le temps de remettre l'argent à sa logeuse avant de s'allonger sur sa couche misérable et de sombrer dans le sommeil.
- Mon pauvre, comme tu es épuisé ! D'où reviens-tu donc ? lui demanda cette femme en recevant l'argent.
Le lendemain, quand un courrier spécial vint le quérir depuis la résidence impériale de Tsarskoïé Sélo, il était toujours sans connaissance. Un médecin appelé par la logeuse était à son chevet. Secoué tout autant par ses rencontres avec l'empereur et Dibitch que par ce qu'il avait vécu ces derniers temps, il avait été terrassé par un accès de fièvre qui devait le laisser alité pour quelques six semaines. Pendant tout ce temps, un médecin fut envoyé à intervalles réguliers depuis la Cour suivre l'évolution de son état concurremment avec le docteur qu'avait appelé la logeuse, et tous deux prenaient soin de lui comme ils l'eussent fait d'un proche. La logeuse elle-même veillait également sur lui, épaulée par l'un des locataires, tant et si bien qu'au bout de quelques semaines il put se lever et faire quelques pas dans la chambre.
Le Palais impérial ne l'avait pas abandonné : presque chaque jour, un courrier venait s'enquérir de sa santé et rappeler à la logeuse que, dès qu'il aurait recouvré ses moyens, il devait se présenter au général Dibitch. Et ce jour arriva. Le général l'accueillit chaleureusement.
- L'Empereur m'a chargé de vous remettre ceci, dit-il en lui donnant un épais paquet. L'emploi de chef de bureau de poste qui vous était destiné a dû être pourvu, ajouta-t-il, mais quand vous aurez totalement recouvré la santé, vous serez chargé de la surveillance des travaux de construction de la cathédrale du Christ sauveur qu sera érigée à Moscou en mémoire de la retraite des Français. L'ordre correspondant a déjà été envoyé aux autorités compétentes.
Une fois rentré chez lui, Khabarov ouvrit le paquet que lui avait fait tenir l'Empereur, et y découvrit cinq mille roubles-assignats. Quand il put revêtir de nouveau son uniforme et se présenter devant le général Dibitch, celui-ci mit du temps à le reconnaître, tant il était transformé. Puis il l'informa d'avoir à se rendre sans délai à Moscou pour y prendre ses nouvelles fonctions.
Khabarov ne fut pas long à se préparer : il fit ses adieux à sa logeuse ainsi qu'à ses compagnons de pension, rassembla son linge et ses quelques affaires, et partit. Mais avant de quitter la capitale, il fit un détour par Notre-Dame de Kazan où il remercia Dieu, longuement et chaleureusement, pour son soutien dans les durs moments qu'il avait traversés et pour la joie inattendue de cet ultime revirement de fortune.
A l'époque, à Moscou, l'architecte Vitberg avait fait le projet hardi - abandonné par la suite - de bâtir la cathédrale sur le mont des Moineaux et les travaux battaient leur plein. Khabarov se présenta à lui ainsi qu'au métropolite et prit ses fonctions de surveillant.
Ouglitski, de qui je tiens ce récit, lui avait rendu visite sous sa tente. Il y avait noté la parfaite ordonnance des lieux, la propreté du lit, et une recherche dans le mobilier, les tapis, les objets d'ambre et jusqu'aux pipes en cerisier qui trahissaient l'homme de goût.
Khabarov lui avait alors raconté lui-même cette histoire, que je viens de vous rapporter dans les propres termes employés par Ouglitski.

Le 20 août 1891.

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