La fuite

 

 

Slava KOURILOV

  Le 13 décembre 1974, le jeune océanographe Slava Kourilov sautait de nuit du paquebot Sovietskii soïouz au large des Philippines. Il allait, deux jours et trois nuits durant, affronter à la nage les éléments (parfois déchaînés) avant d'atteindre, au bord de l'épuisement, l'île de Siargao. La Fuite dont nous donnons ici quelques extraits est le récit de cette évasion spectaculaire d'un jeune homme épris de liberté. C'est une leçon de volonté et de courage, mais aussi un chant d'amour à la mer. Ainsi qu'une sévère satire des "années Brejnev". Une version abrégée de ce texte fut présentée dans l'hebdomadaire Ogoniok (N°33 1991) et reçut le prix du meilleur récit de l'année publié par la revue.
Slava Kourilov a depuis participé à des expéditions américaines dans
l'océan Glacial et canadienne sous l'équateur. Il a vécu seul tout un mois dans la jungle du Honduras. Il réside aujourd'hui en Israël où il travaille à l'institut d'océanographie et limnologie de Haïfa. Il écrit actuellement d'autres récits autobiographiques destinés à être rassemblés avec La Fuite.
 

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Le Sovietskii soïouz avait été construit dans les années trente en Allemagne. Il s'appelait alors Adolf Hitler, et on disait que ç'avait été le yacht personnel du Führer. Coulé pendant la guerre, il avait été par la suite remonté du fond des eaux par des spécialistes soviétiques. Au début des années soixante-dix, c'était encore le plus gros navire de plaisance et de commerce du pays. Il n'était affecté qu'à des lignes d'extrême-orient, le plus loin possible du regard de ses légitimes propriétaires, et n'accostait à aucun port du monde libre pour ne pas risquer d'y être l'objet d'un mandat de saisie.
L'itinéraire de cette croisière était tenu secret et n'avait pas même été communiqué aux touristes au moment d'embarquer. Une seule chose était sûre : on n'approcherait d'aucune côte étrangère. En revanche, on nous informa gaiement que durant toute la traversée nous pourrions nous dorer au soleil des tropiques, nous baigner dans les piscines et admirer le panorama pittoresque de l'océan. Des conférenciers spécialistes de la question avaient été conviés à nous familiariser avec les régimes politiques et la situation économique des pays riverains, ainsi qu'un océanologue de l'Université qui devait compléter nos connaissances géographiques sur l'océan Pacifique. Nous jouissions donc d'une possibilité illimitée de visiter en pensée les pays et les villes qui allaient défiler quelque part au-delà de l'horizon, invisibles et inaccessibles.
Quand notre groupe de treize Leningradois (nombre qui avait déjà fait murmurer) monta à bord, ce fut pour tomber au beau milieu d'une chaude dispute quant à l'attribution des couchettes. Il s'avéra en effet qu'il n'y avait pas la moindre cabine individuelle : celles de première classe étaient pour deux, celles de seconde pour quatre, et celles de troisième pour cinq passagers et plus, et les places avaient été attribuées à l'avance, comme sur un navire de guerre. Comme les cabines n'étaient pas toutes semblables, les gens s'avisèrent qu'à prix égal leur voisin était mieux loti qu'eux-mêmes. De plus, beaucoup auraient voulu s'installer entre amis plutôt qu'avec des inconnus. Le problème semblait insoluble, et les passions s'étaient bien échauffées lorsqu'au troisième jour la direction prononça un jugement digne de Salomon : les mécontents pouvaient, s'ils le voulaient, faire demi-tour. Sans dédommagement aucun.
Ce navire était moins que tout propice à une évasion. Par exemple, moi qui avais espéré pouvoir m'échapper par là, je constatai que tous les hublots pivotaient sur l'axe qui les partageait en deux, et dans ces conditions seul un nourrisson aurait pu les franchir. De plus, des deux côtés du navire, de sa proue à sa poupe, des ailes métalliques d'un bon mètre de large étaient fixées à la coque sous la ligne de flottaison. Cela impliquait donc de prendre de l'élan et partir en saut de l'ange afin d'entrer dans l'eau le plus loin possible. Seul le pont supérieur autorisait une telle opération, mais sa hauteur dépassait vingt mètres et qui aurait pu réaliser ce plongeon alors que le navire était en marche? Tarzan? Et encore...
Examinant le paquebot sous l'angle de l'évasion, je me convainquis de l'impossibilité de sauter ailleurs qu'entre les pales de l'énorme hélice et les extrémités des ailes sous-marines d'un côté ou de l'autre de la poupe, là où l'eau est repoussée du navire. Je me rappelai comme, encore enfant, j'avais plus d'une fois sauté à la mer depuis des rochers d'une dizaine de mètres de hauteur, et comment, plus tard, j'avais fait de même depuis les superstructures de bateaux en marche. En estimant du regard la distance qui séparait le bastingage de la surface de l'eau - quelque chose comme une maison de quatre étages, pas moins - je m'interrogeai.
- Une geôle à toute épreuve! affirma très distinctement en moi la voix de la raison. Fuite impossible!
- Qui sait? répondis-je... et je décidai de sauter.

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Les responsables de la croisière "De l'hiver à l'été" s'efforçaient de contrôler tout le temps libre des passagers. À cet effet, ils constituèrent, sans tenir compte des affinités, des groupes de 25-30 personnes parmi lesquelles ils désignèrent des "commissaires", et gratifièrent tout un chacun d'une cravate rouge. Chaque groupe avait sa place fixe au restaurant, se rendait ensemble aux conférences et au cinéma, et participait comme un seul homme aux jeux mi-enfantins, mi-débiles qu'organisaient pour eux des animateurs. Un jour, l'un de ceux-ci avait proposé une compétition à qui retiendrait le plus longtemps possible sa respiration. Les candidats s'étaient immergés chacun son tour dans un immense fût en bois rempli d'eau de mer, pendant que l'animateur relevait les exploits sur son chronomètre. Le recordman était sous l'eau depuis un temps qui parut suspect quand on le repêcha sans connaissance. La respiration artificielle finit par le sauver.
Au début, on nous réveillait le matin pour tenter de nous rassembler dans la salle de conférence, mais il apparut bientôt aux organisateurs que pour venir à bout de cette tâche que leur avait confiée le Parti, il leur faudrait quasiment y traîner les gens de force et les enfermer à clef dans la salle... Les premiers à se révolter furent les femmes. Il faut leur rendre cette justice, elles firent preuve d'une grande résolution et furent autrement rebelles que les hommes, habitués depuis leurs plus tendres années dans les "pionniers" à obéir. Ainsi fut dénoncée la situation de certains groupes dans lesquelles il n'y avait que des femmes : ces malheureuses exigèrent une re-répartition plus équitable des hommes. Mais les femmes des autres groupes s'y opposèrent, faisant valoir qu'elles n'en avaient déjà pas beaucoup. Ce jeu de vases communiquants dura quelques jours, mais les mécontentes étaient toujours plus nombreuses. Alors, les organisateurs firent marche arrière et proposèrent de conserver les groupés au moins pour les repas.
À votre avis, que peut-il bien se passer si l'on rassemble quelques centaines de gars jeunes et pétant la forme avec un nombre encore plus grand de jolies jeunes femmes? Et pour trois semaines pleines!... Il suffisait de faire un saut sur les ponts inférieurs pour entendre dans les cabines un brouhaha ininterrompu et respirer les effluves mélangés d'alcools et de parfums. Derrière les portes fermées, ce n'était que musique, chansons et danse, rires d'hommes et de femmes, discussions sans fin, éclats de voix avinées, gémissements amoureux, toasts à l'infini et cliquetis de verres et de vaisselle. Les passagers faisaient la fête jusqu'au petit matin, et ce, chaque jour béni que duraient ces vacances de rêve. Les plus audacieux ne tardèrent pas à "perdre" leur cravate, soulignant par là leur totale indépendance d'esprit.
Assez peu de gens venaient prendre le petit déjeuner, car beaucoup dormaient encore profondément. À midi, en revanche, presque tous étaient là. Et le soir, au dîner, il fallait voir les émissaires de certains groupes apparaître dans la salle à manger le temps d'y rafler sur les tables quelques canapés qu'ils redescendaient aussitôt. Apparemment, bien des fêtards ne trouveraient pas le temps de monter sur le pont pour jeter un coup d'œil à l'océan et respirer un peu d'air frais. Finalement, les organisateurs baissèrent les bras et abandonnèrent les voyageurs à eux-mêmes.

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La seule pensée d'une tranquille vie de fonctionnaire m'avait toujours empli d'effroi, et j'avais toujours eu, au contraire, une attirance irrésistible pour les épreuves physiques. Je rêvais de tout voir, tout apprendre et tout éprouver par moi-même, de me trouver dans toutes les situations et dans tous les états possibles, de participer à une révolte, à des affrontements, de partager la vie d'un campement tsigane, d'affronter le danger avec des contrebandiers, de me trouver dans la peau d'un condamné à la peine capitale, connaître les sentiments d'un homme réussissant à échapper à une mort pourtant certaine, partager le sort de celui qui se retrouve derrière les barreaux. E entraînement à la survie que m'apprit le yoga fut pour moi une véritable révélation. Je n'eus pu imaginer réaliser mes rêves si je n'avais de la sorte acquis le niveau nécessaire d'endurance.
Pendant plusieurs années, je m'astreignis à des exercices respiratoires et de purification pendant des huit-dix heures par jour. Une année, je me consacrai entièrement à jeûner et, au total, je n'absorbai rien pendant quatre mois. J'avais commencé par une abstinence de dix jours puis, après un repos d'un mois, j'avais recommencé pour vingt-et-un jours cette fois. Ensuite, j'avais l'intention de tenir le délai classique de quarante-deux jours, mais j'avais abandonné au trentième. Après deux galops d'essai - le premier de douze jours, et le second de quatorze - je recommençai. Au trente-sixième jour, ma langue commença à éliminer une salive douceâtre, et le goût dans ma bouche était tellement répugnant que j'en étais secoué de frissons.
Les trois nuits qui suivirent, je ne pus dormir et ma température descendit considérablement. Je vivais alors seul dans un bois, et quand il arriva que des gens m'aperçoivent, je lus dans leurs yeux la frayeur que leur inspirait mon extrême maigreur. De toute l'année qui suivit, je ne pus rien manger de sucré.
Du temps de ces épreuves, j'ai continué à aller au travail comme d'habitude. Une fois même - pendant mon jeûne de douze jours - j'ai porté quotidiennement des caisses pendant huit heures dans un kolkhoze. Pour ce qui est de boire, j'étais progressivement descendu jusqu'à un verre d'eau pour, ensuite, tenter de m'en passer complètement. J'avais ainsi tenu sans peine jusqu'à sept jours, mais j'aurais certainement pu résister plus longtemps. On connaît l'exemple de ces moines ascètes qui s'en sont passés pendant quarante jours. Je crois bien que les gens qui n'ont jamais pratiqué le jeûne n'imaginent pas le goût premier de la nourriture et de l'eau.
Ces exercices ainsi que d'autres méthodes dépuratives que j'avais apprises m'aidèrent à ne pas craindre les empoisonnements. Dans la forêt, je trouvais des champignons comestibles et des plantes dont j'essayais les tiges et les racines, les unes après les autres. Et dans la mer, je pouvais sans crainte manger tout être vivant.
Pouvais-je alors supposer que toute cette pratique me serait d'une utilité directe, plus tôt que je n'aurais pu l'imaginer, et que tous mes rêves les plus fantastiques se réaliseraient pleinement?

... et je me propulsai de toutes mes forces
je me retrouvai si vite de l'autre côté du bastingage que je ne pus bien estimer mon saut. Je sais seulement que la chute me sembla longue. Je parcourus ces quinze mètres dans le noir absolu et, comme je l'avais escompté, pénétrai l'eau dans la crête d'une grosse vague pour me retrouver juste sous la poupe du navire. Je fus alors brassé par le courant et me sentis pris comme dans un étau par une solide colonne d'eau partant de l'hélice, sans pouvoir remuer le moindre petit doigt. Mis à part le fracas infernal qui me vrillait les tympans et m'ébranlait des pieds à la tête, on aurait pu croire que le paquebot s'était immobilisé. Mais les gigantesques pales tranchaient l'eau à un mètre de moi, pas plus, et je fus saisi d'effroi au souvenir des dauphins qui s'y étaient fait débiter en morceaux...

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Au bout de quelques heures, l'aspect du ciel avait tellement évolué que je doutai de la direction choisie. Tant que mes erreurs d'orientation n'excédèrent pas quatre-vingt-dix degrés, je nageai sans renâcler, mais quand il m'apparut que je n'avais aucune idée de la direction à suivre, je marquai un temps d'arrêt. Il était vraisemblable que je ne pouvais espérer trouver ma route au milieu de cet océan terrible, mais faire du sur-place aussi m'épuiserait à la longue et en une nuit le courant m'éloignerait encore de l'île. La peur commença à naître en moi et à gagner, par vagues successives, d'abord bras et jambes, puis mon cœur et ma tête. Ma respiration s'accéléra et je commençai à suffoquer. La crête des vagues se brisait sur moi, inondant mon tuba, et je compris que dans cet état mon sort allait être réglé très vite. Je suis convaincu que l'on peut, au sens propre, mourir de peur, et j'ai lu des récits de marins qui ont, de la sorte, péri sans raison dans les premiers jours qui ont suivi leur naufrage. On est alors le jouet d'une auto-excitation et chaque poussée de peur en entraîne une autre, encore plus forte. Moi-même, au moment dont je parle, je sentais ma gorge comprimée par les spasmes et la mort par suffocation me guettait dans les instants qui suivaient. L'idée me traversa alors que ma situation n'était, en fait, absolument pas désespérée, et que c'était moi-même qui creusais ma propre tombe. Je rassemblai toute ma volonté et "regardai ma peur en face". Cela, je l'avais appris longtemps auparavant, quand j'allais la nuit dans les cimetières afin précisément d'acquérir le courage qui me manquait. J'avais huit ans et je pensais que c'était le seul moyen de devenir vraiment audacieux. Regarder sa peur en face est très facile quand on sait le pratiquer : il suffit de se maintenir concentré sur elle jusqu'à anéantir complètement ses assauts. Mais qu'on n'y prête garde un instant, et elle se jette sur vous avec une puissance renouvelée!
Ma peur passa progressivement et je me sentis de nouveau en mesure de respirer régulièrement et profondément. Il ne me restait rien d'autre à faire que d'attendre le matin en me maintenant à la surface et en économisant mes forces au maximum. Je me rendis à l'évidence qu'il me serait impossible de trouver mon chemin sans le concours des étoiles. Quelques heures s'écoulèrent. Soudain, dans une déchirure de nuage j'entraperçus un point très brillant. Ce ne pouvait être que Jupiter. Je gravai immédiatement dans ma mémoire la disposition des nuages pour le cas où la planète se trouverait dissimulée à ma vue et me dirigeai en toute certitude plein ouest. Jupiter disparut aussi vite qu'il m'était apparu, mais je tenais maintenant la bonne direction pour deux heures au moins. Un peu plus tard, c'est la nébuleuse d'Orion qui se découvrit au sud-est et je pouvais donc suivre ma trajectoire sans pratiquement en dévier. Il m'arrivait de me tourner sur le dos afin de mieux voir le ciel, et je nageais alors ainsi pendant une heure ou deux, jusqu'à ce qu'une grosse nuée ne vienne obscurcir toute la voûte céleste, ou presque.
Loin à l'ouest, une lueur apparut soudainement, puis se scinda en deux lumières qui gagnèrent en intensité en se rapprochant. Je n'avais à ma disposition aucun repère fixe qui ait pu m'aider à établir la situation de ces feux, et quand la neuvième lame me soulevait jusqu'à mon poste d'observation, je les découvrais posés sur les points les plus variés de l'horizon. Je ne voulais surtout pas lier ma course à des feux inconnus, car ce pouvait être ceux d'un navire qui m'entraînerait Dieu sait où, mais je n'avais rien d'autre, aussi décidai-je de nager dans cette direction, mais pas plus d'une heure. Les vagues étaient toujours aussi amples et la plupart du temps j'étais dans les creux, "dans les dunes". Bientôt les feux disparurent et je dus faire une pause.
Il était largement plus de minuit quand, enfin, les nuages s'éclaircirent un peu. Par ci, par là commencèrent à apparaître des étoiles solitaires qui, peu à peu, tissaient entre elles certains regroupements, mais que je n'arrivais pas à identifier et je ne connaissais pas suffisamment la carte du ciel pour reconnaître une constellation d'après seulement certains de ses éléments. A ma grande joie, je réussis à identifier l'un des Gémeaux, un peu plus tard à nouveau la nébuleuse d'Orion et, brillante entre toutes, Sirius. Tels des signes amicaux, elles me montraient le chemin et je pouvais nager à nouveau plein ouest. Puis, le ciel se mit à blanchir et l'aube naissante éteignit toutes mes étoiles. Je me sentis encore plus douloureusement seul.

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Les feux ne se rapprochaient pas, c'étaient donc peut-être ceux d'un navire. Je pensai à la mort. Il me sembla, en ces instants, inutile de prolonger ma vie de quelques heures supplémentaires de souffrance, car j'avais perdu tout espoir d'atteindre l'aube et je décidai de mourir. Dans ma situation, ce n'était pas chose facile et je regrettai amèrement de n'avoir pas emporté de couteau. Il ne me restait que deux moyens possibles : me débarrasser de mon matériel et avaler, avaler, avaler de l'eau; ou bien plonger et attendre l'épuisement de ma réserve d'oxygène dans mes poumons. Ce second procédé me parut moins douloureux et en même temps plus fiable. La mort ne m'était pas inconnue, car je l'avais plus d'une fois "vécue" dans des rêves d'une netteté proche de la réalité. J'avais ainsi déjà péri en Inde, assassiné à l'arme blanche pour une histoire de jalousie; une autre fois quelqu'un m'avait saisi sous l'eau par les pieds et maintenu ainsi jusqu'à suffocation; j'avais également longtemps attendu la chute d'un couperet, la tête serrée entre deux planches et vécu l'attente du châtiment dans une cour de prison où, l'un après l'autre, on avait sous mes yeux pendu tous mes camarades...
Cette fois encore, j'évaluai froidement mes chances d'en réchapper. Mindanao était à plus de quarante kilomètres et quand bien même j'aurais pu flotter encore longtemps, le premier grain aurait eu raison de ma discipline respiratoire.
Je pensai à faire mes adieux à Jeanne, à Jenka, à maman et aux amis. je tournai toutes mes pensées vers Jeanne et lui adressai des mots d'adieu. Ma concentration d'esprit était telle à ce moment que je ressentis très nettement sa présence devant moi, là, dans l'océan. Nous eûmes un court dialogue dans lequel, je m'en souviens, elle me fit d'amicaux mais sévères reproches de faiblesse. Puis je me sentis enveloppé d'amitié et de paix. Je pourrais difficilement dire combien de temps dura notre entrevue, mais quand Jeanne disparut, je me sentis comme après un long et profond repos : la douleur avait disparu de mes muscles et j'avais cessé de frissonner. Toute idée de suicide avait aussi disparu. Je pouvais de nouveau nager, ce que je fis quelques temps, toujours dans la direction de ces lumières clignotantes. Et c'est alors que j'entendis une voix, faible mais claire, me chuchoter : "Droit au ressac!" Je n'entendais pas le moindre bruit de ressac et cette injonction n'était donc pas de moi, mais la voix - à moins que ce ne fût la seule pensée distincte de ce message - monta de nouveau à ma conscience. Je tendis l'oreille et, effectivement, quelque part sur ma gauche et depuis un certain temps déjà, il y avait un bruit sourd auquel je n'avais jusque-là pas prêté attention. On aurait dit le grondement de moteur d'un avion qui décolle. Je me tournai sur ma gauche et me mis à nager dans sa direction. Je nageai longtemps, changeant parfois de cap selon que ce bruit me parvenait de face ou de côté. La lenteur de mes mouvements avait un effet soporifique et il m'arriva alors de perdre le contrôle de moi-même et, je pense, de tomber hors du temps.
A un moment, je remarquai que quelqu'un nageait à côté de moi sur ma gauche. Je lui adressai la parole, sans pour autant me détourner et sans cesser de nager. Puis, je repris conscience et le cherchai des yeux tout autour, mais en vain. Les flancs inclinés des vagues disparaissaient dans la pénombre, au-dessus de moi les étoiles poursuivaient leur incessant mouvement de balancier, se figeant pour un instant, quand je me retrouvais au sommet d'une lame ou au plus profond d'un creux. Je compris alors que ces deux voix étaient en moi, et j'assistai en spectateur à leur dialogue, puis à leur dispute. Leurs paroles ne me sont pas restées en mémoire, mais je me rappelle qu'elles parlaient de moi et du danger que je courais, l'une des deux accusant l'autre. Ce dialogue n'était peut-être pas audible, mais il était en tous cas parfaitement distinct. J'avais l'impression d'assister à mon corps défendant à une discussion à laquelle j'étais étranger, or précisément, quelle n'était pas ma surprise de les entendre parler des dangers qui pesaient sur moi! Personnellement, je me sentais comme si, perdu dans mes pensées, j'avais erré, de nuit, par les chemins, loin de toute habitation. Je n'avais plus le moindre sentiment du temps. C'était comme si je nageais là depuis très longtemps, depuis toujours.
Parfois apparaissaient sur le sommet des vagues comme des éclats, brillants et sonores à la fois. J'en ignorais la cause et pris peur quand ces phénomènes se rapprochèrent de moi à vive allure, car j'y vis la manifestation de quelque animal. Soudain j'eus l'impression que du haut des vagues me dégringolait dessus une montagne de feu, et je fus bientôt cerné de tous côtés par ces créatures que je ne distinguais pas, mais qui étaient bien là à sauter, glisser et voler hors de l'eau. Comme la nuit précédente, j'entendis des bruits incompréhensibles, une mélodie délicate et aérienne et des voix qui s'interpellaient. Je fus alors victime d'un début d'hallucination : il suffisait que ma conscience s'attarde sur les pensées et images les plus fugitives pour que celles-ci se concrétisent. Je vis alors d'antiques navires, des galères phéniciennes, les caravelles de Christophe Colomb, des clippers qui filaient, toutes voiles dehors; des canots de sauvetage venaient dans ma direction, leurs occupants - dont j'apercevais très distinctement les visages - s'adressaient à moi, puis les canots me dépassaient et s'éloignaient. Je vis des pirates maures prendre des bateaux de commerce à l'abordage et en extraire coffres et futailles de vin pour les transporter dans leur propre voilier, et je vis le Hollandais volant glisser silencieusement tout près de moi. J'assistai à des scènes de catastrophe, par exemple un navire embrasé et enveloppé de fumée, et ses flammes qui viennent à m'atteindre. Ou bien je suis hissé tout en haut du mât d'un bateau qui fait naufrage; en bas, c'est la panique et tout le monde court en tous sens. Soudain, une explosion et je suis projeté dans l'abîme, puis je tente de saisir un radeau fait de deux vergues liées ensemble, mais je suis balayé par une lame et je n'ai pas le temps de reprendre mes esprits que je vois un requin se diriger vers moi. À l'instant même où la mort semblait inévitable, mes visions cessaient et je me retrouvais plongé dans l'océan noir.
Plus tard, il m'arriva quelque chose qui ne pouvait être ni un rêve ni une hallucination, et qui m'a marqué pour le restant de mes jours. Qui m'a marqué comme ne peuvent marquer un homme ni les rêves, ni le délire, ni les visions. Soudain, je fus dans une grande maison vide. Près de l'entrée se trouvaient des gens portant de longs vêtements lumineux. Je me sentis tout d'abord mal à l'aise, ne me rappelant pas comment j'avais pu arriver là, mais eux ne semblaient aucunement étonnés de mon apparition et ils m'accueillirent très gentiment.
Là-bas, le temps n'avait pas cours; il n'y avait ni passé, ni futur, on ne connaissait que le présent, un présent de félicité. J'y éprouvai une paix intérieure absolue ainsi que la présence divine en toutes choses, dans les gens comme dans la nature. Je ne décrirai pas la vie là-bas, je dirai seulement que j'y étais heureux comme jamais plus je ne l'ai été. Nous communiquions sans paroles, de pensée à pensée, et nos âmes étaient emplies d'amour.
Je vécus longtemps chez ces gens. Des années, peut-être. A plusieurs reprises, cette sensation de bien-être fut rompue et je me retrouvais alors parmi les hautes vagues de cet océan noir. Ce furent des moments pénibles où cette rupture brutale avec ce monde merveilleux et sans prix se répercutait dans ma tête comme dans tout mon corps. Des bouts de souvenirs remontaient faiblement à ma mémoire, mais je ne pouvais les réunir en ensembles homogènes. L'eau brillante et agitée d'un mouvement perpétuel tout autour et un immense navire aux feux éblouissants qui s'éloignait dans l'ombre. Et rien d'autre. A chaque fois que je me retrouvai plongé dans cet océan, j'avais perdu le cap et nageais à l'opposé du bruit du ressac. Je tendais alors l'oreille et repartais dans la bonne direction. Il m'arriva même de ne faire dans l'eau qu'une apparition de quelques minutes, comme s'ils ne m'y avaient envoyé que pour, précisément, rectifier ma trajectoire. Vu de là-bas, de cet autre monde, l'océan ressemblait à un rêve et je l'oubliais très vite quand j'en revenais.
Mais je connaissais parfois une impression très forte et désagréable : je me trouvais en suspension dans un milieu étrange, j'étais très fatigué et tout mon corps me faisait mal. Je voulais à toute force me soulever sur mes jambes, mais mes pieds cherchaient en vain quelque appui où se poser, et tout autour il n'y avait que ce milieu incompréhensible. Je ne comprenais pas que j'étais dans l'eau; je ne savais même plus qui j'étais, ni où j'étais, ni pourquoi, je savais seulement que je voulais revenir là où je me trouvais l'instant d'avant.
Un jour, nous nous réunîmes dans une vaste salle. Nous primes place à une table et il se produisit quelque chose d'inhabituel dont je sentais que j'étais le centre. Les regards posés sur moi étaient emplis d'amour et d'encouragement. Cela ressemblait à une cérémonie d'adieu.
Et brusquement, avant que j'aie pu comprendre quoi que ce soit, les murs se mirent à se fendiller avant de s'effondrer complètement. Une force extraordinaire me saisit alors et me jeta dans l'eau bouillonnante et scintillante de l'océan obscur. Les premiers instants furent totalement muets, mon ouïe ne s'étant pas déclenchée à la vitesse de l'événement, mais la minute d'après j'entendais les flots rugir. Je me sentais horriblement malmené et je commencai à descendre, à descendre inexorablement. Je me rappelle mes premières pensées alors : "je suis vivant, je suis sur les récifs". La vague reflua et je me retrouvai dans l'eau bouillonnante. Le rugissement me parvenait maintenant de côté. La luminescence de l'eau à portée immédiate de moi renforçait l'impression d'obscurité impénétrable, comme on l'observe également, la nuit, près d'un feu de camp. Pourtant, ce que je vis alors à trente ou quarante mètres de moi se grava dans ma mémoire pour le restant de mes jours. C'était une vague immense, à la crête abrupte et qui s'affaissait lentement. Je n'avais, de ma vie, vu de vague aussi impressionnante. On aurait dit qu'elle touchait le ciel. Sa crête était entourée d'une auréole brillante, et elle-même était de bas en haut traversée d'un rayonnement bleuâtre. Sans doute n'était-elle pas plus haute que ses semblables qui naissent à l'extérieur des récifs sous forte houle, mais je me trouvais exactement à sa base, et de là elle paraissait absolument gigantesque. Elle avançait lentement et avec majesté. Je la voyais légèrement de biais et admirais la perfection de sa courbe qui lui donnait une impression de vie. A la voir ainsi, quasi immobile, on l'aurait crue tissée d'une myriade de gouttes brillantes. Sa crête était élancée comme un col de cygne, et l'eau en ruisselait librement en petites langues de feu dansantes. Elle s'attarda un peu à l'endroit où je me trouvais, précisément, et j'étais tellement absorbé dans sa contemplation que j'en avais totalement oublié le. danger. Soudain, sur ma droite, j'entendis un roulement sourd. Je tournai la tête et restai interdit. Cette fois, c'était la fin. Une montagne gigantesque se dressait dans l'ombre à vingt mètres de distance et avançait droit sur moi.
Je restai quelques secondes à la regarder, comme ensorcelé, puis fus arraché vers le haut par une force invincible qui me hissa le long de son flanc abrupte jusque sous la crête. Instinctivement, je portai les mains à mon masque et pris une profonde inspiration. La crête de la vague commença à se désagréger. J'étais aspiré sous elle, et pendant un instant je me trouvai comme dans une caverne, enveloppé par sa volute. Puis, mon corps fut le jouet de la violence de l'eau, dont la force, pareille à celle d'une hélice, me secoua en tous sens, me culbutant cul par-dessus tête et me roulant sur moi-même jusqu'à ce qu'elle ne faiblît.
J'entrepris de rejoindre la surface, sans avoir la moindre idée de la profondeur à laquelle je me trouvais, ayant seulement senti que je n'avais pas été brisé sur les récifs et que palmes et masques étaient toujours en place. J'eus assez de souffle pour regagner la surface, et pu alors aspirer avec avidité de grandes bouffées d'air frais à travers le tuba et me reposer un peu.

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Publié chez Hachette-Jeunesse

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