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Le Sovietskii soïouz avait été construit dans les années trente en
Allemagne. Il s'appelait alors Adolf Hitler, et on disait que ç'avait
été le yacht personnel du Führer. Coulé pendant la guerre, il avait été
par la suite remonté du fond des eaux par des spécialistes soviétiques. Au
début des années soixante-dix, c'était encore le plus gros navire de
plaisance et de commerce du pays. Il n'était affecté qu'à des lignes d'extrême-orient,
le plus loin possible du regard de ses légitimes propriétaires, et n'accostait
à aucun port du monde libre pour ne pas risquer d'y être l'objet d'un mandat
de saisie.
L'itinéraire de cette croisière était tenu secret et n'avait pas même été
communiqué aux touristes au moment d'embarquer. Une seule chose était sûre :
on n'approcherait d'aucune côte étrangère. En revanche, on nous informa
gaiement que durant toute la traversée nous pourrions nous dorer au soleil des
tropiques, nous baigner dans les piscines et admirer le panorama pittoresque de
l'océan. Des conférenciers spécialistes de la question avaient été conviés
à nous familiariser avec les régimes politiques et la situation économique
des pays riverains, ainsi qu'un océanologue de l'Université qui devait
compléter nos connaissances géographiques sur l'océan Pacifique. Nous
jouissions donc d'une possibilité illimitée de visiter en pensée les pays et
les villes qui allaient défiler quelque part au-delà de l'horizon, invisibles
et inaccessibles.
Quand notre groupe de treize Leningradois (nombre qui avait déjà fait
murmurer) monta à bord, ce fut pour tomber au beau milieu d'une chaude dispute
quant à l'attribution des couchettes. Il s'avéra en effet qu'il n'y avait pas
la moindre cabine individuelle : celles de première classe étaient pour deux,
celles de seconde pour quatre, et celles de troisième pour cinq passagers et
plus, et les places avaient été attribuées à l'avance, comme sur un navire
de guerre. Comme les cabines n'étaient pas toutes semblables, les gens
s'avisèrent qu'à prix égal leur voisin était mieux loti qu'eux-mêmes. De
plus, beaucoup auraient voulu s'installer entre amis plutôt qu'avec des
inconnus. Le problème semblait insoluble, et les passions s'étaient bien
échauffées lorsqu'au troisième jour la direction prononça un jugement digne
de Salomon : les mécontents pouvaient, s'ils le voulaient, faire demi-tour.
Sans dédommagement aucun.
Ce navire était moins que tout propice à une évasion. Par exemple, moi qui
avais espéré pouvoir m'échapper par là, je constatai que tous les hublots
pivotaient sur l'axe qui les partageait en deux, et dans ces conditions seul un
nourrisson aurait pu les franchir. De plus, des deux côtés du navire, de sa
proue à sa poupe, des ailes métalliques d'un bon mètre de large étaient
fixées à la coque sous la ligne de flottaison. Cela impliquait donc de prendre
de l'élan et partir en saut de l'ange afin d'entrer dans l'eau le plus loin
possible. Seul le pont supérieur autorisait une telle opération, mais sa
hauteur dépassait vingt mètres et qui aurait pu réaliser ce plongeon alors
que le navire était en marche? Tarzan? Et encore...
Examinant le paquebot sous l'angle de l'évasion, je me convainquis de
l'impossibilité de sauter ailleurs qu'entre les pales de l'énorme hélice et
les extrémités des ailes sous-marines d'un côté ou de l'autre de la poupe,
là où l'eau est repoussée du navire. Je me rappelai comme, encore enfant,
j'avais plus d'une fois sauté à la mer depuis des rochers d'une dizaine de
mètres de hauteur, et comment, plus tard, j'avais fait de même depuis les
superstructures de bateaux en marche. En estimant du regard la distance qui
séparait le bastingage de la surface de l'eau - quelque chose comme une maison
de quatre étages, pas moins - je m'interrogeai.
- Une geôle à toute épreuve! affirma très distinctement en moi la voix de la
raison. Fuite impossible!
- Qui sait? répondis-je... et je décidai de sauter.
/ . . . /
Les responsables de la croisière "De l'hiver à l'été"
s'efforçaient de contrôler tout le temps libre des passagers. À cet effet,
ils constituèrent, sans tenir compte des affinités, des groupes de 25-30
personnes parmi lesquelles ils désignèrent des "commissaires", et
gratifièrent tout un chacun d'une cravate rouge. Chaque groupe avait sa place
fixe au restaurant, se rendait ensemble aux conférences et au cinéma, et
participait comme un seul homme aux jeux mi-enfantins, mi-débiles
qu'organisaient pour eux des animateurs. Un jour, l'un de ceux-ci avait proposé
une compétition à qui retiendrait le plus longtemps possible sa respiration.
Les candidats s'étaient immergés chacun son tour dans un immense fût en bois
rempli d'eau de mer, pendant que l'animateur relevait les exploits sur son
chronomètre. Le recordman était sous l'eau depuis un temps qui parut suspect
quand on le repêcha sans connaissance. La respiration artificielle finit par le
sauver.
Au début, on nous réveillait le matin pour tenter de nous rassembler dans la
salle de conférence, mais il apparut bientôt aux organisateurs que pour venir
à bout de cette tâche que leur avait confiée le Parti, il leur faudrait
quasiment y traîner les gens de force et les enfermer à clef dans la salle...
Les premiers à se révolter furent les femmes. Il faut leur rendre cette
justice, elles firent preuve d'une grande résolution et furent autrement
rebelles que les hommes, habitués depuis leurs plus tendres années dans les
"pionniers" à obéir. Ainsi fut dénoncée la situation de certains
groupes dans lesquelles il n'y avait que des femmes : ces malheureuses
exigèrent une re-répartition plus équitable des hommes. Mais les femmes des
autres groupes s'y opposèrent, faisant valoir qu'elles n'en avaient déjà pas
beaucoup. Ce jeu de vases communiquants dura quelques jours, mais les
mécontentes étaient toujours plus nombreuses. Alors, les organisateurs firent
marche arrière et proposèrent de conserver les groupés au moins pour les
repas.
À votre avis, que peut-il bien se passer si l'on rassemble quelques centaines
de gars jeunes et pétant la forme avec un nombre encore plus grand de jolies
jeunes femmes? Et pour trois semaines pleines!... Il suffisait de faire un saut
sur les ponts inférieurs pour entendre dans les cabines un brouhaha
ininterrompu et respirer les effluves mélangés d'alcools et de parfums.
Derrière les portes fermées, ce n'était que musique, chansons et danse, rires
d'hommes et de femmes, discussions sans fin, éclats de voix avinées,
gémissements amoureux, toasts à l'infini et cliquetis de verres et de
vaisselle. Les passagers faisaient la fête jusqu'au petit matin, et ce, chaque
jour béni que duraient ces vacances de rêve. Les plus audacieux ne tardèrent
pas à "perdre" leur cravate, soulignant par là leur totale
indépendance d'esprit.
Assez peu de gens venaient prendre le petit déjeuner, car beaucoup dormaient
encore profondément. À midi, en revanche, presque tous étaient là. Et le
soir, au dîner, il fallait voir les émissaires de certains groupes apparaître
dans la salle à manger le temps d'y rafler sur les tables quelques canapés
qu'ils redescendaient aussitôt. Apparemment, bien des fêtards ne trouveraient
pas le temps de monter sur le pont pour jeter un coup d'œil à l'océan et
respirer un peu d'air frais. Finalement, les organisateurs baissèrent les bras
et abandonnèrent les voyageurs à eux-mêmes.
/ . . . /
La seule pensée d'une tranquille vie de fonctionnaire m'avait toujours empli
d'effroi, et j'avais toujours eu, au contraire, une attirance irrésistible pour
les épreuves physiques. Je rêvais de tout voir, tout apprendre et tout
éprouver par moi-même, de me trouver dans toutes les situations et dans tous
les états possibles, de participer à une révolte, à des affrontements, de
partager la vie d'un campement tsigane, d'affronter le danger avec des
contrebandiers, de me trouver dans la peau d'un condamné à la peine capitale,
connaître les sentiments d'un homme réussissant à échapper à une mort
pourtant certaine, partager le sort de celui qui se retrouve derrière les
barreaux. E entraînement à la survie que m'apprit le yoga fut pour moi une
véritable révélation. Je n'eus pu imaginer réaliser mes rêves si je n'avais
de la sorte acquis le niveau nécessaire d'endurance.
Pendant plusieurs années, je m'astreignis à des exercices respiratoires et de
purification pendant des huit-dix heures par jour. Une année, je me consacrai
entièrement à jeûner et, au total, je n'absorbai rien pendant quatre mois.
J'avais commencé par une abstinence de dix jours puis, après un repos d'un
mois, j'avais recommencé pour vingt-et-un jours cette fois. Ensuite, j'avais
l'intention de tenir le délai classique de quarante-deux jours, mais j'avais
abandonné au trentième. Après deux galops d'essai - le premier de douze
jours, et le second de quatorze - je recommençai. Au trente-sixième jour, ma
langue commença à éliminer une salive douceâtre, et le goût dans ma bouche
était tellement répugnant que j'en étais secoué de frissons.
Les trois nuits qui suivirent, je ne pus dormir et ma température descendit
considérablement. Je vivais alors seul dans un bois, et quand il arriva que des
gens m'aperçoivent, je lus dans leurs yeux la frayeur que leur inspirait mon
extrême maigreur. De toute l'année qui suivit, je ne pus rien manger de
sucré.
Du temps de ces épreuves, j'ai continué à aller au travail comme d'habitude.
Une fois même - pendant mon jeûne de douze jours - j'ai porté quotidiennement
des caisses pendant huit heures dans un kolkhoze. Pour ce qui est de boire,
j'étais progressivement descendu jusqu'à un verre d'eau pour, ensuite, tenter
de m'en passer complètement. J'avais ainsi tenu sans peine jusqu'à sept jours,
mais j'aurais certainement pu résister plus longtemps. On connaît l'exemple de
ces moines ascètes qui s'en sont passés pendant quarante jours. Je crois bien
que les gens qui n'ont jamais pratiqué le jeûne n'imaginent pas le goût
premier de la nourriture et de l'eau.
Ces exercices ainsi que d'autres méthodes dépuratives que j'avais apprises
m'aidèrent à ne pas craindre les empoisonnements. Dans la forêt, je trouvais
des champignons comestibles et des plantes dont j'essayais les tiges et les
racines, les unes après les autres. Et dans la mer, je pouvais sans crainte
manger tout être vivant.
Pouvais-je alors supposer que toute cette pratique me serait d'une utilité
directe, plus tôt que je n'aurais pu l'imaginer, et que tous mes rêves les
plus fantastiques se réaliseraient pleinement?
... et je me propulsai de toutes mes forces
je me retrouvai si vite de l'autre côté du bastingage que je ne pus bien
estimer mon saut. Je sais seulement que la chute me sembla longue. Je parcourus
ces quinze mètres dans le noir absolu et, comme je l'avais escompté,
pénétrai l'eau dans la crête d'une grosse vague pour me retrouver juste sous
la poupe du navire. Je fus alors brassé par le courant et me sentis pris comme
dans un étau par une solide colonne d'eau partant de l'hélice, sans pouvoir
remuer le moindre petit doigt. Mis à part le fracas infernal qui me vrillait
les tympans et m'ébranlait des pieds à la tête, on aurait pu croire que le
paquebot s'était immobilisé. Mais les gigantesques pales tranchaient l'eau à
un mètre de moi, pas plus, et je fus saisi d'effroi au souvenir des dauphins
qui s'y étaient fait débiter en morceaux...
/ . . . /
Au bout de quelques heures, l'aspect du ciel avait tellement évolué que je
doutai de la direction choisie. Tant que mes erreurs d'orientation
n'excédèrent pas quatre-vingt-dix degrés, je nageai sans renâcler, mais
quand il m'apparut que je n'avais aucune idée de la direction à suivre, je
marquai un temps d'arrêt. Il était vraisemblable que je ne pouvais espérer
trouver ma route au milieu de cet océan terrible, mais faire du sur-place aussi
m'épuiserait à la longue et en une nuit le courant m'éloignerait encore de
l'île. La peur commença à naître en moi et à gagner, par vagues
successives, d'abord bras et jambes, puis mon cœur et ma tête. Ma respiration
s'accéléra et je commençai à suffoquer. La crête des vagues se brisait sur
moi, inondant mon tuba, et je compris que dans cet état mon sort allait être
réglé très vite. Je suis convaincu que l'on peut, au sens propre, mourir de
peur, et j'ai lu des récits de marins qui ont, de la sorte, péri sans raison
dans les premiers jours qui ont suivi leur naufrage. On est alors le jouet d'une
auto-excitation et chaque poussée de peur en entraîne une autre, encore plus
forte. Moi-même, au moment dont je parle, je sentais ma gorge comprimée par
les spasmes et la mort par suffocation me guettait dans les instants qui
suivaient. L'idée me traversa alors que ma situation n'était, en fait,
absolument pas désespérée, et que c'était moi-même qui creusais ma propre
tombe. Je rassemblai toute ma volonté et "regardai ma peur en face".
Cela, je l'avais appris longtemps auparavant, quand j'allais la nuit dans les
cimetières afin précisément d'acquérir le courage qui me manquait. J'avais
huit ans et je pensais que c'était le seul moyen de devenir vraiment audacieux.
Regarder sa peur en face est très facile quand on sait le pratiquer : il suffit
de se maintenir concentré sur elle jusqu'à anéantir complètement ses
assauts. Mais qu'on n'y prête garde un instant, et elle se jette sur vous avec
une puissance renouvelée!
Ma peur passa progressivement et je me sentis de nouveau en mesure de respirer
régulièrement et profondément. Il ne me restait rien d'autre à faire que
d'attendre le matin en me maintenant à la surface et en économisant mes forces
au maximum. Je me rendis à l'évidence qu'il me serait impossible de trouver
mon chemin sans le concours des étoiles. Quelques heures s'écoulèrent.
Soudain, dans une déchirure de nuage j'entraperçus un point très brillant. Ce
ne pouvait être que Jupiter. Je gravai immédiatement dans ma mémoire la
disposition des nuages pour le cas où la planète se trouverait dissimulée à
ma vue et me dirigeai en toute certitude plein ouest. Jupiter disparut aussi
vite qu'il m'était apparu, mais je tenais maintenant la bonne direction pour
deux heures au moins. Un peu plus tard, c'est la nébuleuse d'Orion qui se
découvrit au sud-est et je pouvais donc suivre ma trajectoire sans pratiquement
en dévier. Il m'arrivait de me tourner sur le dos afin de mieux voir le ciel,
et je nageais alors ainsi pendant une heure ou deux, jusqu'à ce qu'une grosse
nuée ne vienne obscurcir toute la voûte céleste, ou presque.
Loin à l'ouest, une lueur apparut soudainement, puis se scinda en deux
lumières qui gagnèrent en intensité en se rapprochant. Je n'avais à ma
disposition aucun repère fixe qui ait pu m'aider à établir la situation de
ces feux, et quand la neuvième lame me soulevait jusqu'à mon poste
d'observation, je les découvrais posés sur les points les plus variés de
l'horizon. Je ne voulais surtout pas lier ma course à des feux inconnus, car ce
pouvait être ceux d'un navire qui m'entraînerait Dieu sait où, mais je
n'avais rien d'autre, aussi décidai-je de nager dans cette direction, mais pas
plus d'une heure. Les vagues étaient toujours aussi amples et la plupart du
temps j'étais dans les creux, "dans les dunes". Bientôt les feux
disparurent et je dus faire une pause.
Il était largement plus de minuit quand, enfin, les nuages s'éclaircirent un
peu. Par ci, par là commencèrent à apparaître des étoiles solitaires qui,
peu à peu, tissaient entre elles certains regroupements, mais que je n'arrivais
pas à identifier et je ne connaissais pas suffisamment la carte du ciel pour
reconnaître une constellation d'après seulement certains de ses éléments. A
ma grande joie, je réussis à identifier l'un des Gémeaux, un peu plus tard à
nouveau la nébuleuse d'Orion et, brillante entre toutes, Sirius. Tels des
signes amicaux, elles me montraient le chemin et je pouvais nager à nouveau
plein ouest. Puis, le ciel se mit à blanchir et l'aube naissante éteignit
toutes mes étoiles. Je me sentis encore plus douloureusement seul.
/ . . . /
Les feux ne se rapprochaient pas, c'étaient donc peut-être ceux d'un
navire. Je pensai à la mort. Il me sembla, en ces instants, inutile de
prolonger ma vie de quelques heures supplémentaires de souffrance, car j'avais
perdu tout espoir d'atteindre l'aube et je décidai de mourir. Dans ma
situation, ce n'était pas chose facile et je regrettai amèrement de n'avoir
pas emporté de couteau. Il ne me restait que deux moyens possibles : me
débarrasser de mon matériel et avaler, avaler, avaler de l'eau; ou bien
plonger et attendre l'épuisement de ma réserve d'oxygène dans mes poumons. Ce
second procédé me parut moins douloureux et en même temps plus fiable. La
mort ne m'était pas inconnue, car je l'avais plus d'une fois "vécue"
dans des rêves d'une netteté proche de la réalité. J'avais ainsi déjà
péri en Inde, assassiné à l'arme blanche pour une histoire de jalousie; une
autre fois quelqu'un m'avait saisi sous l'eau par les pieds et maintenu ainsi
jusqu'à suffocation; j'avais également longtemps attendu la chute d'un
couperet, la tête serrée entre deux planches et vécu l'attente du châtiment
dans une cour de prison où, l'un après l'autre, on avait sous mes yeux pendu
tous mes camarades...
Cette fois encore, j'évaluai froidement mes chances d'en réchapper. Mindanao
était à plus de quarante kilomètres et quand bien même j'aurais pu flotter
encore longtemps, le premier grain aurait eu raison de ma discipline
respiratoire.
Je pensai à faire mes adieux à Jeanne, à Jenka, à maman et aux amis. je
tournai toutes mes pensées vers Jeanne et lui adressai des mots d'adieu. Ma
concentration d'esprit était telle à ce moment que je ressentis très
nettement sa présence devant moi, là, dans l'océan. Nous eûmes un court
dialogue dans lequel, je m'en souviens, elle me fit d'amicaux mais sévères
reproches de faiblesse. Puis je me sentis enveloppé d'amitié et de paix. Je
pourrais difficilement dire combien de temps dura notre entrevue, mais quand
Jeanne disparut, je me sentis comme après un long et profond repos : la douleur
avait disparu de mes muscles et j'avais cessé de frissonner. Toute idée de
suicide avait aussi disparu. Je pouvais de nouveau nager, ce que je fis quelques
temps, toujours dans la direction de ces lumières clignotantes. Et c'est alors
que j'entendis une voix, faible mais claire, me chuchoter : "Droit au
ressac!" Je n'entendais pas le moindre bruit de ressac et cette injonction
n'était donc pas de moi, mais la voix - à moins que ce ne fût la seule
pensée distincte de ce message - monta de nouveau à ma conscience. Je tendis
l'oreille et, effectivement, quelque part sur ma gauche et depuis un certain
temps déjà, il y avait un bruit sourd auquel je n'avais jusque-là pas prêté
attention. On aurait dit le grondement de moteur d'un avion qui décolle. Je me
tournai sur ma gauche et me mis à nager dans sa direction. Je nageai longtemps,
changeant parfois de cap selon que ce bruit me parvenait de face ou de côté.
La lenteur de mes mouvements avait un effet soporifique et il m'arriva alors de
perdre le contrôle de moi-même et, je pense, de tomber hors du temps.
A un moment, je remarquai que quelqu'un nageait à côté de moi sur ma gauche.
Je lui adressai la parole, sans pour autant me détourner et sans cesser de
nager. Puis, je repris conscience et le cherchai des yeux tout autour, mais en
vain. Les flancs inclinés des vagues disparaissaient dans la pénombre,
au-dessus de moi les étoiles poursuivaient leur incessant mouvement de
balancier, se figeant pour un instant, quand je me retrouvais au sommet d'une
lame ou au plus profond d'un creux. Je compris alors que ces deux voix étaient
en moi, et j'assistai en spectateur à leur dialogue, puis à leur dispute.
Leurs paroles ne me sont pas restées en mémoire, mais je me rappelle qu'elles
parlaient de moi et du danger que je courais, l'une des deux accusant l'autre.
Ce dialogue n'était peut-être pas audible, mais il était en tous cas
parfaitement distinct. J'avais l'impression d'assister à mon corps défendant
à une discussion à laquelle j'étais étranger, or précisément, quelle
n'était pas ma surprise de les entendre parler des dangers qui pesaient sur
moi! Personnellement, je me sentais comme si, perdu dans mes pensées, j'avais
erré, de nuit, par les chemins, loin de toute habitation. Je n'avais plus le
moindre sentiment du temps. C'était comme si je nageais là depuis très
longtemps, depuis toujours.
Parfois apparaissaient sur le sommet des vagues comme des éclats, brillants et
sonores à la fois. J'en ignorais la cause et pris peur quand ces phénomènes
se rapprochèrent de moi à vive allure, car j'y vis la manifestation de quelque
animal. Soudain j'eus l'impression que du haut des vagues me dégringolait
dessus une montagne de feu, et je fus bientôt cerné de tous côtés par ces
créatures que je ne distinguais pas, mais qui étaient bien là à sauter,
glisser et voler hors de l'eau. Comme la nuit précédente, j'entendis des
bruits incompréhensibles, une mélodie délicate et aérienne et des voix qui
s'interpellaient. Je fus alors victime d'un début d'hallucination : il
suffisait que ma conscience s'attarde sur les pensées et images les plus
fugitives pour que celles-ci se concrétisent. Je vis alors d'antiques navires,
des galères phéniciennes, les caravelles de Christophe Colomb, des clippers
qui filaient, toutes voiles dehors; des canots de sauvetage venaient dans ma
direction, leurs occupants - dont j'apercevais très distinctement les visages -
s'adressaient à moi, puis les canots me dépassaient et s'éloignaient. Je vis
des pirates maures prendre des bateaux de commerce à l'abordage et en extraire
coffres et futailles de vin pour les transporter dans leur propre voilier, et je
vis le Hollandais volant glisser silencieusement tout près de moi. J'assistai
à des scènes de catastrophe, par exemple un navire embrasé et enveloppé de
fumée, et ses flammes qui viennent à m'atteindre. Ou bien je suis hissé tout
en haut du mât d'un bateau qui fait naufrage; en bas, c'est la panique et tout
le monde court en tous sens. Soudain, une explosion et je suis projeté dans
l'abîme, puis je tente de saisir un radeau fait de deux vergues liées
ensemble, mais je suis balayé par une lame et je n'ai pas le temps de reprendre
mes esprits que je vois un requin se diriger vers moi. À l'instant même où la
mort semblait inévitable, mes visions cessaient et je me retrouvais plongé
dans l'océan noir.
Plus tard, il m'arriva quelque chose qui ne pouvait être ni un rêve ni une
hallucination, et qui m'a marqué pour le restant de mes jours. Qui m'a marqué
comme ne peuvent marquer un homme ni les rêves, ni le délire, ni les visions.
Soudain, je fus dans une grande maison vide. Près de l'entrée se trouvaient
des gens portant de longs vêtements lumineux. Je me sentis tout d'abord mal à
l'aise, ne me rappelant pas comment j'avais pu arriver là, mais eux ne
semblaient aucunement étonnés de mon apparition et ils m'accueillirent très
gentiment.
Là-bas, le temps n'avait pas cours; il n'y avait ni passé, ni futur, on ne
connaissait que le présent, un présent de félicité. J'y éprouvai une paix
intérieure absolue ainsi que la présence divine en toutes choses, dans les
gens comme dans la nature. Je ne décrirai pas la vie là-bas, je dirai
seulement que j'y étais heureux comme jamais plus je ne l'ai été. Nous
communiquions sans paroles, de pensée à pensée, et nos âmes étaient emplies
d'amour.
Je vécus longtemps chez ces gens. Des années, peut-être. A plusieurs
reprises, cette sensation de bien-être fut rompue et je me retrouvais alors
parmi les hautes vagues de cet océan noir. Ce furent des moments pénibles où
cette rupture brutale avec ce monde merveilleux et sans prix se répercutait
dans ma tête comme dans tout mon corps. Des bouts de souvenirs remontaient
faiblement à ma mémoire, mais je ne pouvais les réunir en ensembles
homogènes. L'eau brillante et agitée d'un mouvement perpétuel tout autour et
un immense navire aux feux éblouissants qui s'éloignait dans l'ombre. Et rien
d'autre. A chaque fois que je me retrouvai plongé dans cet océan, j'avais
perdu le cap et nageais à l'opposé du bruit du ressac. Je tendais alors
l'oreille et repartais dans la bonne direction. Il m'arriva même de ne faire
dans l'eau qu'une apparition de quelques minutes, comme s'ils ne m'y avaient
envoyé que pour, précisément, rectifier ma trajectoire. Vu de là-bas, de cet
autre monde, l'océan ressemblait à un rêve et je l'oubliais très vite quand
j'en revenais.
Mais je connaissais parfois une impression très forte et désagréable : je me
trouvais en suspension dans un milieu étrange, j'étais très fatigué et tout
mon corps me faisait mal. Je voulais à toute force me soulever sur mes jambes,
mais mes pieds cherchaient en vain quelque appui où se poser, et tout autour il
n'y avait que ce milieu incompréhensible. Je ne comprenais pas que j'étais
dans l'eau; je ne savais même plus qui j'étais, ni où j'étais, ni pourquoi,
je savais seulement que je voulais revenir là où je me trouvais l'instant
d'avant.
Un jour, nous nous réunîmes dans une vaste salle. Nous primes place à une
table et il se produisit quelque chose d'inhabituel dont je sentais que j'étais
le centre. Les regards posés sur moi étaient emplis d'amour et
d'encouragement. Cela ressemblait à une cérémonie d'adieu.
Et brusquement, avant que j'aie pu comprendre quoi que ce soit, les murs se
mirent à se fendiller avant de s'effondrer complètement. Une force
extraordinaire me saisit alors et me jeta dans l'eau bouillonnante et
scintillante de l'océan obscur. Les premiers instants furent totalement muets,
mon ouïe ne s'étant pas déclenchée à la vitesse de l'événement, mais la
minute d'après j'entendais les flots rugir. Je me sentais horriblement malmené
et je commencai à descendre, à descendre inexorablement. Je me rappelle mes
premières pensées alors : "je suis vivant, je suis sur les récifs".
La vague reflua et je me retrouvai dans l'eau bouillonnante. Le rugissement me
parvenait maintenant de côté. La luminescence de l'eau à portée immédiate
de moi renforçait l'impression d'obscurité impénétrable, comme on l'observe
également, la nuit, près d'un feu de camp. Pourtant, ce que je vis alors à
trente ou quarante mètres de moi se grava dans ma mémoire pour le restant de
mes jours. C'était une vague immense, à la crête abrupte et qui s'affaissait
lentement. Je n'avais, de ma vie, vu de vague aussi impressionnante. On aurait
dit qu'elle touchait le ciel. Sa crête était entourée d'une auréole
brillante, et elle-même était de bas en haut traversée d'un rayonnement
bleuâtre. Sans doute n'était-elle pas plus haute que ses semblables qui
naissent à l'extérieur des récifs sous forte houle, mais je me trouvais
exactement à sa base, et de là elle paraissait absolument gigantesque. Elle
avançait lentement et avec majesté. Je la voyais légèrement de biais et
admirais la perfection de sa courbe qui lui donnait une impression de vie. A la
voir ainsi, quasi immobile, on l'aurait crue tissée d'une myriade de gouttes
brillantes. Sa crête était élancée comme un col de cygne, et l'eau en
ruisselait librement en petites langues de feu dansantes. Elle s'attarda un peu
à l'endroit où je me trouvais, précisément, et j'étais tellement absorbé
dans sa contemplation que j'en avais totalement oublié le. danger. Soudain, sur
ma droite, j'entendis un roulement sourd. Je tournai la tête et restai
interdit. Cette fois, c'était la fin. Une montagne gigantesque se dressait dans
l'ombre à vingt mètres de distance et avançait droit sur moi.
Je restai quelques secondes à la regarder, comme ensorcelé, puis fus arraché
vers le haut par une force invincible qui me hissa le long de son flanc abrupte
jusque sous la crête. Instinctivement, je portai les mains à mon masque et
pris une profonde inspiration. La crête de la vague commença à se
désagréger. J'étais aspiré sous elle, et pendant un instant je me trouvai
comme dans une caverne, enveloppé par sa volute. Puis, mon corps fut le jouet
de la violence de l'eau, dont la force, pareille à celle d'une hélice, me
secoua en tous sens, me culbutant cul par-dessus tête et me roulant sur
moi-même jusqu'à ce qu'elle ne faiblît.
J'entrepris de rejoindre la surface, sans avoir la moindre idée de la
profondeur à laquelle je me trouvais, ayant seulement senti que je n'avais pas
été brisé sur les récifs et que palmes et masques étaient toujours en
place. J'eus assez de souffle pour regagner la surface, et pu alors aspirer avec
avidité de grandes bouffées d'air frais à travers le tuba et me reposer un
peu.
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Publié chez Hachette-Jeunesse
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