Déserts

Vladimir Makanine

 

Cette nouvelle est une parabole dans laquelle vont prendre corps, petit à petit et discrètement (tel le loin tain), trois personnages. Un peu plus tard, et tout aussi progressivement, ces personnages gagneront le devant de la scène (on pourra même dire alors qu'il n'existe qu'eux), et plus tard encore s'esquissera - comme négligemment - une comparaison entre tous. Trois météorites traversent la nuit, zébrant les ténèbres, et chacun file de son côté. Trois destinées, en somme. Et comme décor immuable : la rive déserte d'une presqu'île, le ramassage des algues et l'air chargé d'iode, le sable qui colle sous les pieds. Et la mer. La parabole qu'a contée l'écrivain japonais Abe est bien connue : un monsieur Tout- le- monde qui s'était, un jour, égaré dans les sables, trouva asile dans quelque ha meau où on le retint de force, l'obligeant à travailler comme travaillaient alors tous les gens du pays, du plus grand au plus petit d'entre eux, l'obligeant à ratisser le sable sans fin, car le hameau était perpétuellement menacé d'ensablement. Notre héros voulut fuir, mais n'y réussit pas. Il endura donc ses souffrances en silence, puis il advint... que souffrances et rêves d'évasion lui avaient passé. Dans cette lutte à râteaux tirés contre le sable il avait trouvé le sens de la vie. Et dans la mémoire se grave aussi le désert où nichent ces quelques hommes. Et ce sable. Et l'isolement. On a le sentiment de connaître déjà cette histoire (ou une autre qui lui ressemble). C'est clair, si un type se fait bousculer tout le temps, ballotter dans tous les sens - en un mot si on le malmène -, il n'aspirera qu'à une seule et unique chose : se retrouver seul. Il le voudra aussi fort qu'on peut vouloir boire ou manger. Et alors, il sautera sur toute occasion qui se présentera de filer, même pour une petite journée. Ou bien on pourra le voir déambuler au hasard de rues qu'il ignore. Ou encore, et sans prévenir, il déclarera tout de go à sa mère (à moins que ce ne soit sa femme ou sa compagne ; de toute façon, qui qu'elle soit, elle ne man quera pas de tomber des nues) : "Donne- moi les sous, je vais acheter des patates." Et elle : "A cette heure- ci ?" Lui :"Eh bien oui, quoi, c'est toi qui voulais que j'y aille. Allez, passe- moi l'argent !" Elle : "Tu sais où il est."-"Eh bien, donne- le- moi, dépêche- toi un peu !..." Et elle, soudain silencieuse, le regarde comme on regarde un fou. Lui a les genoux qui tremblent, et tout l'intérieur, et sa main aussi quand elle empoche les billets. Ah, pouvoir être seul, tout seul !... L'idée fugace le traverse, qu'il va pouvoir (pendant ce court moment où il fait un saut aux pommes de terre et se retrouve donc "seul") comprendre, saisir quelque chose et le mettre en rapport, le lier avec telle autre chose, pour peu que retombe l'emprise des menus détails de la vie quotidienne comme, avec le soir, retombe la poussière du jour. Et, bien sûr, il ne rapprochera ni ne liera rien avec rien, car jamais et nulle part on ne peut lier quoi que ce soit ; ce n'est qu'une apparence, comme un voile où jouent et se meuvent des illusions. Par contre, il se sentira nettoyé, purifié pour une minute ou deux, là oui. Et c'est pour cela qu'il est parti. En règle générale, dans une parabole, ce qui étonne, ce n'est pas le final, ni la conclusion (toujours inutile), ni la morale de l'histoire. L'important, c'est le désert et la répartition des forces et des sentiments dans la vacuité de ce vide. Se purifier, c'est aussi à cela que servent les paraboles. Par exemple, on peut bien partir à pied dans la montagne pour un mois, y faire un feu de bois et, après avoir mangé y nettoyer sa gamelle avec du sable mouillé. On peut aussi prendre un train pour n'importe où dans le Nord Ou encore quitter son travail. On peut même prendre congé de la vie. Mais croyez- vous que tout cela puisse induire la moindre purification ? A peine vous êtes- vous posé la question qu'une voix en vous, quelque part dans un recoin de votre "moi" une voix enfouie au plus loin en vous et profondément votre, vous chuchote : "Non, non, n'en crois rien. Aucun espoir ! Tandis que la parabole, la purification est tout à fait de son ressort, c'est un tour d'adresse qu'elle réussit de longue date. Tels sont les privilèges de l'art. Un jour, un petit bonhomme bien tranquille, rondouillard et déjà sérieusement dégarni, déclara : - Je veux rester un peu seul. Pour faire le point. Je vais m'observer objectivement et je verrai qui je suis et ce que je suis vraiment. II ajouta : - Je pèserai bien toutes choses et je finirai par savoir pour de bon si j'ai jamais aimé quelqu'un, dans ma vie Aimé vraiment. Et encore ceci : - Ma vie fout le camp, et qu'est- ce que j'aurai compris à moi- même ? J'ai été ci, j'ai été ça... Et pour finir ce qui ressemblait fort à un monologue en pièces détachées : " - Je veux m'en aller. Quand je reviendrai, je serai en harmonie avec moi- même. Débarrassé de toute vaine agitation Je lui demandai alors : - En harmonie, mais pour quoi faire ? Il n'a même pas pris la peine de me répondre et s'est contenté de me gratifier d'un sourire de compassion, façon de dire : "Ben, toi, mon vieux, t'es vraiment pas malin'" La fuite n'est source d'aucune purification. Il y a c'est vrai, l'aspiration au "désert", et l'attraction qu'il exerce sur nous est durable ; mais rien de plus. Cette attirance, qui s'épuise dans la fuite même, passe toute seule, comme la varicelle ou les oreillons. On connaît le modèle suivant (qui ne vaut d ailleurs pas que pour l'existence humaine)- un certain N. mène sa vie dans petit univers défini et bien délimité. Par exemple, dans un laboratoire. Ou dans une école. Ou encore, en famille. Ou bien même : sur son palier, avec des voisins. Bon. Survient un événement inattendu, un conflit, une de ces situations qui vous ouvrent les yeux, et tous ces gens aimables, sympathiques et tout simples qui l'entouraient cessent aussitôt de l'être à ses yeux. Il voit maintenant les choses par en dessous : du cadre qui est - ou plutôt : qui était-le sien jusqu'alors, il découvre la carcasse dans sa froide nudité. Une goutte encore, et la coupe déborde : impossible de les supporter plus longtemps. H s'enfuit. Disons : dans le Nord. Ou n'importe où, car l'essentiel est de fuir, c'est de dire : "Basta ! " II a planté là ses semblables, et le revoilà ailleurs, parmi d'autres semblables qu'il trouve - c'est bien naturel - aimables, sympathiques et tout simples. Finalement, le véritable sens du changement, c'est le changement lui- même, tout comme le fugitif intervalle entre inspiration et expiration. Cet instant est infime, et même quasiment impensable, et pourtant notre homme le chérit, et le chérira toujours. Mais, demandez- lui : "Pourquoi ?", et vous n'aurez droit qu'à un haussement d'épaules et à : "Ben toi, mon vieux, t'es vraiment pas malin ! " C'est comme le secret des secondes, la magie du mi- nuscule tic- tac, pour qui n'existe ni passé, ni futur, mais seulement le présent. Et maintenant, l'histoire, ou quelques moments de l'histoire qui nous a été racontée par une vieille femme - notez bien : une histoire, pas une fable ! -l'histoire de ce type qui était officier dans l'armée du tsar, oh, pas un gradé de haut rang, mais pas non plus du bas de l'échelle, et tout cela se passait en mille neuf cent quinze, ou même en seize, quand l'armée n'était déjà plus ce qu'elle avait été. Ce petit gradé était un individu frivole, querelleur et abso- lument infatué de lui- même. Il avait accumulé les dettes, falsifié des documents et, en fin de compte, avait participé à une rixe sanglante au club des officiers. Se battre à coups de queues de billard y était chose courante, mais là, il avait tué l'un de ses amis. Sans le vouloir, bien entendu (il se laissait emporter, et en réalité ne savait rien faire avec pré- méditation). Il risquait le tribunal et le bagne. Il s'enfuit. Il sentait bien que les Romanov n'en avaient plus pour long- temps, et que l'armée elle- même était à deux doigts de la dé- route : il s'agissait de tenir le coup, d'une manière ou d'une autre, un an ou deux, et après... après, tout serait effacé. L'affaire se passait dans l'Oural où était cantonnée son unité. De là, notre petit gradé fila en direction des mon- tagnes, au pays des seules cabanes d'ermites et, avec beau- coup de chance, réussit à mettre pas mal de kilomètres entre l'armée et lui. C'était gagné. Il éreinta d'abord un cheval, puis poursuivit à pied, du plus vite qu'il pût, au hasard des chemins.

 

Un jour, il déboucha sur une petite terrasse légèrement plissée et couverte d'absinthe sauvage qui s'inclinait tout doucement vers un ruisseau. Il y avait aussi une maison- nette, qu'on distinguait très nettement, peut- être à trois kilomètres de là. Autant dire à portée de main. Un sentier y conduisait.

Et soudain, notre officier sut qu'il avait réussi. Il en pleura d'émotion et se dépouilla de tous ses vêtements (jusque- là, il avait conservé ses marques d'officier, non par sens de l'honneur, mais pour le cas où il aurait été repris, espérant par là un sort moins rigoureux) : désormais, il ne souhaitait plus être qui que ce fût. Ne gardant sur soi que son linge de corps, il suivit le sentier, tête et pieds nus. C'était un soir de juin. Le soleil déclinait, et lui suivait ce sentier. Arrivé à la maisonnette, il y trouva un petit vieux et sa fille, une jeune femme sur le point d'accoucher. L'année précédente, ils avaient eu des Cosaques en can- tonnement, et l'un d'eux, un joyeux drille, se l'était soi- gneusement gardée pour lui pendant toute la semaine. Puis, il l'avait repoussée d'une bourrade : "Allez, dégage ! Si Dieu veut, tu seras grosse !" Ses compagnons avaient éclaté de rire : qu'est- ce que ça sait faire d'autre que rire, des Cosaques ? Et, au moment de partir, il avait ajouté cet éclaircissement non dénué de vérité : "C'est vrai : à quoi elle servirait, dans la vie, sinon, le ventre vide ?" Maintenant, la jeune femme était allongée sur le lit et criait : "Ooh, Seigneur ! Ooh, comme j'ai mal !", et elle serrait ses dents, qu'elle faisait grincer les unes contre les autres. Son ventre la dominait, énorme. Dans le coin le plus proche, une chandelle filait. - Tu me prendrais chez toi ? demanda l'officier au vieil homme. - Qui tu es, toi ? - Personne. Mais je ne vous causerai pas de tort. Je pren- drai soin de vous. Le vieux ne dit ni oui ni non. — On verra, finit- il par marmonner. En attendant, va donner son fourrage à la vache. Et trais- la, d'abord. Tu trouveras le seau dans l'entrée, sur le banc. Pendant ce temps, la jeune femme continuait de crier. Il alla traire la vache, mit de l'ordre dans l'étable, trouva du foin fraîchement coupé, nourrit la bête et revint a la maison. Il commençait à faire nuit. - Tu vas tenir la lampe, lui dit le vieil homme. Notre ci- devant officier prit la chandelle en main. La flamme, qui s'allongeait et fumait, animait les murs de rondins de la pièce en y éveillant des reflets rougeâtres. Les douleurs se succédaient maintenant sans discontinuer. Le vieux ne la lâchait pas de l'œil. "Ooh, mais laissez- moi donc en paix !", criait la jeune femme. Et lui, sur un ton stupide et monotone : "Tout de suite, tout de suite." Puis il rabattit le drap. Notre officier se détourna. Le vieux apporta de l'eau chaude dans un pot de fer et en remplit une bassine qui se mit à fumer. "Tout de suite, répétait- il. Tout de suite." _ _ "Ooh mais qu'est- ce que vous me faites ? Égorgez- moi plutôt !", criait la jeune femme au travers de ses larmes. "De suite, attends un peu !" Le vieux entreprit alors de lui passer doucement les mains sur le ventre, en décrivant des cercles. Notre officier s'était à présent habitué à la situation ; ses yeux regardaient, voyaient et comprenaient. La jeune femme cambra les reins et se mit a râler. Sa voix était maintenant éteinte. Puis le fœtus apparut. La toile cirée était sombre et trempée. Le vieux voulut recueillir l'enfant. - Mes mains, dit- il à l'adresse de l'officier. Mes mains ne sont bonnes à rien. Elles tremblent. - Mes mains, elles tremblent. Sa petite tête, là, tu vois... doucement, tout doucement... L'officier comprit, il posa la chandelle et s'essuya les mains II essuya aussi la sueur qui inondait son front. Il prit l'enfant et ne put articuler un mot, même pas : "Je ne peux pas, je ne sais pas faire." Impossible d échapper à la situation. La tête de l'enfant était en forme de poire, comme boursouflée. Mais les os du petit crâne étaient encore tendres et malléables comme de l'argile. - Tout doucement... Ne le blesse pas, répétait le vieil homme. Alors, l'officier exerça une très légère pression de ses mains sur la petite tête à laquelle il redonna une forme harmonieuse. Oui, c'étaient ses mains seules qui faisaient les choses. A ce moment, on entendit distinctement, venant du dehors, des cris nets et perçants tels des ordres. Et un bruit de sabots. Des cavaliers franchissaient le ruisseau d'un bond. D'autres arrivaient à leur suite et traversaient au pas. On entendait le claquement des fers et l'eau écla- boussée, si caractéristiques des chevaux passant à gué. Et des rires. Ils ne le trouvèrent pas. Ils étaient pourtant passés tout près. Le tableau était exactement le suivant : le pas des che- vaux résonnait sur le chemin, on entendait les rires des ca- valiers, et lui, par de toutes légères pressions des mains, était occupé à redonner forme régulière au crâne d'un nou- veau- né. La mère ne pleurait plus. Elle s'était assoupie. Mais pour peu de temps, car une demi- heure plus tard, elle mettait au monde un second enfant. Une petite fille, cette fois. Notre ancien officier-pour qui ce grade n'était plus qu'un souvenir, désormais - resta auprès d'eux et vécut avec cette femme. Elle lui donna un premier fils, puis un second. Ils vécurent heureux longtemps (cela a un arrière- goût de fable, n'est- ce pas ?) et moururent à un an d'intervalle. Il racontait également (mais beaucoup beaucoup plus tard, alors qu'il était déjà très âgé) qu'il avait "pressenti son bonheur". Il l'avait pressenti dès qu'il avait débouché sur cette terrasse déserte : il avait embrassé le panorama du regard et s'était mis soudain à arracher pattes d'épaules et uniforme. - C'était le crépuscule, disait- il. La terre conjuguait le blanc de l'herbe et l'écarlate du soleil. Et le sentier combien de fois emprunté lui ouvrait la voie de la découverte et de la compréhension de toutes choses en descendant en zigzag entre les blanches collines. Dans ces contrées, si l'herbe est si blanche jusqu'en juin, c'est à cause de l'absinthe sauvage.

  Le désert nous appelle, nous attire, et son invite nous est aussi une promesse. Tenez : un jeune travailleur scientifique du nom de Nazarov, bon, généreux et pas marginal du tout, a, lui aussi, succombé à cet impérieux appel. Ça se passait durant l'été 1970. Il est mort dans l'Elbrouz. Il était parti seul. Son corps a été recouvert par la neige et n'a été re- trouvé que six mois plus tard. Il en est d'autres qui sont morts en route, avant d'y arriver, avant d'apercevoir le désert. Cette attraction qu'exerce sur nous le désert, vous en trouvez la trace dans certains lieux et certains moments saillants et débordant de vie qui se sont à jamais gravés dans votre mémoire. Comme si toute votre vie s'y trouvait contenue. Ce qui, bien sûr, n'est pas vrai. Il arrive aussi que le lieu et l'instant de cet événement ne soient pas du tout ceux auxquels vous vous attendiez. J'en ai fait l'expé- rience. Cet été- là, j'avais une véritable indigestion de la ville et une envie démente de tout planter là et de filer à la cam- pagne. On s'est finalement décidé pour un coin de la région de Moscou où on connaissait une petite maison de bois à louer. Une masure, en fait. Je me voyais déjà là- bas et je me régalais à l'avance du farniente que j'allais m'offrir et des balades à pied, loin de tout et de tous ! A coup sûr, j'al- lais le connaître, mon "désert"... Eh bien, j'ai eu beau avoir sous la main prairies, rivière, forêt et tout, ce n'est pas là que ça m'a pris. Non, la plé- nitude de l'instant, sa saillie hors du temps "ordinaire" et la photo- souvenir de tout cela sont survenues - contre toute attente - dans la demi- heure qui a suivi mon arrivée, comme j'étais dans le grenier de cette ruine. Et après, pendant toutes les semaines et les mois qu'a duré cet été- là, il ne s'est plus rien passé. La propriétaire prit l'argent que je lui tendais. Nous nous étions entendus sur une somme tout à fait modique. Elle ajouta : - Voulez- vous que je vous montre votre palais ? (Ha,ha !). - Ne prenez pas cette peine, lui dis- je (avec un sourire de "monsieur de la ville" avec qui on peut s'entendre). - Votre famille va arriver bientôt ? - Oui, d'une minute à l'autre. Sur ce, la propriétaire de la maison sortit et reprit ses occupations, courbée en deux au- dessus de ses plates- bandes. Et moi, je me retrouvais dans une isba de paysan, une vraie de vraie, petite et de guingois, et couverte de mousse par- dessus le marché. Une salle de séjour avec des photos de famille aux murs, comme dans le temps, une cuisine, et le poêle russe. Une véritable isba de carte postale. Pour moi, c'était évidemment un logis étranger ; il fallait que je m'y habitue, que j'apprenne à l'aimer, sinon quel été allais- je passer là ? J'ai tourné un peu dans la maison, j'ai attrapé une mouche, puis je l'ai relâchée. Enfin, je suis monté au grenier où j'ai continué à me tourner les pouces, en regardant par la lucarne à moitié bouchée par du contre- plaqué. Adossé à un étai noirci et durci par le temps, j'ai grillé une cigarette. Tout autour de moi. ce n'était que toiles d'araignées et autres marques d'abandon Et, un peu par- tout, des boîtes de conserves rouillées... En cas de pluie on allait avoir droit à un joli concert defhc- flac ! Il y avait aussi un lit pliant. Ouvert. Et également rouillé. Et à côté, un énorme ballot de vieux vêtements dans un sac de cello- phane Brusquement - il faut croire que ]e commençais à m'ennuyer ferme- j'en ai tiré un imperméabe tout vieil- lot et, contre tout bon sens, je me suis mis en tête de l'en- dosser Et j'ai fini par arriver à mes fins. Il est vrai que, racorni comme il était après toutes ces années de retraite, il n'a pas résisté au traitement que je lui ai infligé... il a cédé aux épaules, dans un grand craquement sec, et les manches se sont séparées du reste. - Qu'est- ce que c'est ? cria la propriétaire. Il faut croire qu'au travers de la lucarne le bruit de mon exploit avait retenti jusque dans le jardin. - C'est rien. - Vous visitez ? - Oui... Je reconnais les lieux. . , Par la lucarne, je voyais une petite balle coincée sur un pan du toit où elle avait dû être envoyée l'année précé- dente Ou, peut- être, dix ans plus tôt. Je me suis mis alors à envoyer dessus des petits bouts de fer que je ramassais autour de moi dans le grenier. Pour la faire tomber et aller la ramener sur terre. Mais la ferraille en question faisait du bruit. - Vous avez fait tomber quelque chose ? me fit la proprié- taire. Après ça, je lançai plutôt des poignées d'étoupe. Ça ne faisait aucun bruit. Ça ne faisait pas, non plus, progresser mon entreprise d'un poil : toute légère, l'étoupe se depo- sait en douceur sur l'objectif qu'elle recouvrait. Je dévissai un ressort du lit de camp (ce qui me prit une bonne minute ou même plus), et il s'avéra que c'était juste ce qu'il fallait question poids : Et, quant au bruit, ça restait quand même assez discret. Je déplaçai bien la balle de quatre centi- mètres ; ce n'était pas beaucoup mais il faut un début à tout, et j'étais content. Avec le deuxième ressort j'accen- tuai mon avantage. Les deux suivants ratèrent la cible, mais ensuite, je décochai encore un coup au but. Puis un tir à côté... Je ne repris mes esprits que lorsque je vis la propriétaire debout derrière moi qui regardait la scène sans rien dire. Je gardais le silence aussi. Excepté le battement de ses paupières, elle se tenait rigoureusement immobile. Je réalisai alors que, vêtu de cet imperméable éclaté aux coutures, je devais lui sembler parfaitement ridicule et, à tout hasard, je lui fis un arge sourire. Elle me le rendit, mais - je le vis bien - elle se forçait.  - Ha ! fis- je avec un haussement d'épaules. C'est un drôle d'imperméable, hein ? Je l'ôtai, le pliai et le remis à sa place, caché sous la cellophane Et tout cela en affectant un rire amusé, comme pour dire : "Ah non, vraiment, quel drôle d'imperméable vous avez là !..." - Le lit de camp..., fit- elle dans un murmure. - Pardon ? La toile du lit en question était presque totalement désolidarisée de la carcasse. J'avais dû m'échiner sur les ressorts pendant une bonne demi- heure. - Le lit de camp, répéta- t- elle, c'est pour vous que je l'avais installé. Sur quoi vous allez dormir, maintenant ? - Mais, des lits, il y en a en bas ! dis- je stupidement. Comme si cela pouvait justifier ce que je venais de faire - Non, les lits du bas, c'est pour votre femme et vos enfants. Et il y a encore votre frère Avec sa famille. . Elle n'avait pas l'intention de discuter plus longtemps. elle fit demi- tour, descendit posément et sortit. Et je restai seul. Je ne me souviens de rien d'autre, comme si ] avais, alors cessé d'exister : je ne retrouve dans ma mémoire ni le restant de la journée, ni tout cet été qui commençait alors. Je me rappelle avoir entendu rugir le moteur d un camion qui manœuvrait pour entrer dans la cour et vu les membres de ma famille en sauter sportivement, comme des pompiers à l'exercice. Puis il y eut beaucoup de cris et de bruit, il fallait décharger les affaires et les rentrer dans la maison. Tous s'affairaient, je m'y suis mis aussi et à ce moment-là j'ai cessé d'exister.
  Extrait de Là où le ciel rejoignait les collines Messidor-Radouga, 1988
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