Svetlana CHICHKOVA-CHIPOUNOVA

A la mer : souvenirs de Sotchi

 

Odessa, Sébastopol, Soukhoumi et toutes les grandes villes de la mer Noire ont trouvé place dans la littérature russe. Sotchi est la seule oubliée. Svetlana Chichkova-Chipounova qui y vit ne s’en étonne pas : « Tous les écrivains un tant soit peu lancés résident à Moscou, et, s’ils viennent à Sotchi, ce n’est que brièvement et non sans avoir passé leur hiver à tartiner leur roman de l’année sur la vie dans la capitale, à la suite de quoi, il faut tout de même bien qu’ils se détendent un peu… Et nous, nous n’avons pas d’écrivains à nous, si ce n’est une poétesse d’un âge respectable jouissant de notre estime générale. D’ailleurs quel être normal aurait l’idée de s’adonner au métier d’écrivain difficile entre tous au milieu d’une ville où les enfants eux-mêmes, interrogés sur ce qu’ils aimeraient faire une fois grands, répondent : ‘Estivant’ ».

Et c’est sans se départir de ce ton badin que l’écrivain dépeint des figures hautes en couleur de sa ville natale, campe des saynètes pittoresques et, surtout, évoque avec humour divers moments de la vie soviétique telle qu’elle s’y est déroulée.

On songe bien sûr au Babel des Récits d’Odessa et à Zochtchenko pour l’acuité mais aussi pour la tendresse du regard porté sur les personnages ainsi que pour l’habileté du jeu sur la langue.

Publiés dans la revue Znamia, ces récits ont été repris dans le recueil Les enfants du soleil [Deti solnca] publié en 2002 par les éditions Olma-Press, l’auteur leur ayant adjoint Petites histoires familiales [Malen’kie semejnye istorii], suite d’esquisses donnant à voir le quotidien de sa propre famille, et Nouvelles françaises [Francuzskie novelly], consacrées à l’immigration russe en France autour de Sainte-Geneviève-des-Bois et de Nice.

« S. Chichkova-Chipounova possède le talent rare de considérer avec attention et avec une espèce d’amour inépuisable les choses les plus simples et d’en parler sans craindre de tomber dans la banalité. Et que peut-il y avoir de plus difficile ? », observe judicieusement la critique A. Masterova (Znamia, 2003, 2).    

 

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POTINS DE CAFE

 

 

On a connu un responsable important du district de Krasnodar, lui-même originaire d’un gros bourg de la steppe, qui aimait bien taquiner nos fonctionnaires de Sotchi lorsqu’ils se présentaient à la ville-centre afin de rendre compte de l’état de préparation de la saison estivale.

– Vous parlez d’une préparation !... Donner un coup de barbouille aux pédalos, et retourner à temps les filles en train de bronzer pour qu’elles ne cuisent pas ! C’est tout ce que vous avez à faire !

Nos secrétaires avaient l’habitude de ces plaisanteries et affectaient d’en rire, mais, en fait, ils en ressentaient de l’amertume, car il était bien question de pédalos et de nanas ! La saison, pour eux, c’était : plus de sommeil, plus de repos. Outre leurs tâches ordinaires, outre la remise en état des maisons de vacances, l’équipement des plages et la constitution de réserves alimentaires cinq fois supérieures à celles qu’exigeait la population, ils avaient une autre bonne raison d’avoir la migraine : il leur fallait organiser l’accueil de personnages importants et leur prévoir des activités agréables avant de les raccompagner tout aussi correctement.

Le séjour à Sotchi avait la faculté de transformer les estivants de haut rang du tout au tout : ils se promenaient en pantalons clairs et chemisettes colorées, buvaient et mangeaient beaucoup, racontaient des histoires drôles et entonnaient en chœur des chants de compositeurs soviétiques dont le secteur Propagande du Comité de ville veillait à toujours posséder des recueils en stock. En revanche, les cadres locaux du Parti, qui étaient astreints à accompagner partout les personnalités, devaient respecter les usages : chemise blanche, cravate, et évidemment pantalon sombre. Eux n’étaient pas en vacances. La seule concession les concernant portait sur les manches courtes. Aussi ne bronzaient-ils que jusqu’au coude. On appelait ça le « hâle du Parti ». Et ils gardaient toujours la veste à portée de main. Quant au chapitre de la boisson, les cadres locaux pouvaient – voire devaient – y céder, mais encore leur fallait-il savoir avec qui et comment. Affectés à la charge d’un homme vieillissant et malade (comme Brejnev sur la fin), ils étaient au régime sec, mais qu’on leur confiât une personnalité levant facilement le coude, et ils étaient bons pour en faire autant pendant toute la durée de son séjour. Ainsi, au bout de quelques années d’exercice, les fonctionnaires des comités du Parti et du Soviet de ville, selon leur propre expression, n’avaient plus de foie.

Anatoli Alexeevitch Maslennikov fut l’un d’entre eux. A l’époque où le Kremlin était encore occupé par Brejnev, et tandis que le district de Krasnodar était entre les mains de Medounov, Anatole Alexeevitch, lui, était le premier secrétaire de l’arrondissement d’Adler. Certes, ce n’était pas chez lui que descendaient les hôtes importants, mais bien à Sotchi même, où se trouvaient – et se trouvent encore – les datchas d’Etat et les meilleures maisons de vacances. En revanche, c’était à Adler, et donc dans son secteur, que se trouvait l’aéroport. Autant dire que tout ce qui touchait aux arrivées, aux départs et aux réceptions d’accueil et d’adieu était sous sa responsabilité.

Aujourd’hui qu’il n’est plus, depuis longtemps, cadre du Parti – lequel, d’ailleurs n’existe plus non plus –, et que les personnages importants (portant, bien sûr, de nouveaux titres) continuent de venir en vacances à Sotchi, il lui arrive d’être d’une réception, et dans ce cas on lui demande à coup sûr :

– Allez, racontez-nous quelque chose de cette époque !

Et, touché par cette prière, Anatole Alexeevitch raconte.

 

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Le filet de poires

 

– Parmi les personnages qui venaient passer leurs vacances ici, il y en avait alors un dont je peux me dispenser de dire le nom puisque vous le connaissez tous. Il fut, en effet, par la suite, président de la Commission électorale centrale. A l’époque, il était, au gouvernement de la république de Russie, chargé de l’essentiel, c’est-à-dire de la répartition des moyens. Vous imaginez bien que ce camarade était l’objet de toutes nos attentions du début à la fin de ses séjours… Et donc, un jour où il lui faut repartir, une table de réception est dressée dans sa suite de luxe, comme il se doit, tous les hauts-cadres locaux sont là pour lui porter des toasts, le remercier d’être venu, l’inviter à revenir l’été prochain, etc. Le premier secrétaire du comité de ville du Parti me glisse à l’oreille : « Pour son billet, tout est en ordre ? » Et moi de lui répondre : « Tout roule. C’est notre responsable à l’organisation qui l’a ; il nous attend avec, au pied de la passerelle »

On part. A l’aéroport, à nouveau, comme il se doit, une table attend, dressée dans un pavillon spécial. Cette fois, c’est le directeur de l’aéroport qui régale. Merci de ne pas nous oublier, Cher Vassili Ivanovitch. Qu’il y ait, comme on dit dans notre jargon d’aviateurs, autant d’atterrissages que de décollages ! (Il évita bien de parler d’ « embarquer », ce qui aurait pu être compris de travers). A ce moment-là on nous informe discrètement que les passagers sont installés et que l’avion est prêt au départ.

Nous faisons mouvement vers la passerelle. A nouveau, comme il se doit, échange de mots de sympathie, merci d’avoir passé vos congés chez nous, et je te serre dans mes bras, et je t’embrasse. Et là, brusquement, on apprend que sa place n’est pas à l’avant de l’avion, mais tout au fond dans la queue. (A l’époque il n’y avait pas de business-class, tout le monde voyageait au même tarif). Comment ça, pas à l’avant ?! Et pourquoi ? Qui s’est occupé du billet ? J’attire à l’écart le directeur de l’aéroport, je lui fais des yeux terribles et lui ordonne de trouver immédiatement une place à l’avant, et s’il n’y en a plus, de déplacer quelqu’un. Le directeur de l’aéroport, à son tour, roule des yeux encore plus féroces à l’intention d’un de ses collaborateurs qu’il expédie à l’intérieur de l’appareil régler l’affaire. L’invité de marque, lui, ne se doute de rien, et continue de faire ses adieux, quoique non sans jeter maintenant quelques regards impatients en direction de la passerelle. Les passagers aussi commencent à s’agiter aux hublots et à nous faire, visiblement, des reproches.

Au bout de quelques minutes, le fonctionnaire envoyé en mission redescend la passerelle à vive allure, tout rouge, et nous informe, totalement désemparé, qu’il n’y a plus une seule place de libre à l’avant. C’est sûr !… Nous étions à la veille du premier septembre, c’était le retour de tous les enfants qui reprenaient l’école le lendemain et, à cette occasion, nous commandions toujours des vols supplémentaires mais il n’y en avait jamais assez et les avions repartaient toujours bourrés à craquer.

A ce moment-là j’envoie le directeur de l’aéroport lui-même avec mission de faire descendre un passager en lui garantissant que dans l’heure qui suit il sera du prochain vol. Le pauvre directeur, aussi blanc que son uniforme de parade monte à contre-cœur dans l’avion et dévisage attentivement les passagers à l’avant de l’appareil. Tout à coup son regard tombe sur une petite vieille assise juste au premier rang. Elle tient sur ses genoux un filet de poires, un de ces filets à grosses mailles, et les queues de ses poires en sortent de tous côtés. Le fonctionnaire s’approche d’elle et entreprend d’essayer de la convaincre, tout d’abord à voix basse, puis de plus en plus fort, de se déplacer dans la queue de l’appareil ou tout simplement de sortir de l’avion. La grand-mère ne veut rien entendre. Elle serre son filet contre elle de toutes ses forces. Avec les queues des fruits dressées en tous sens, on dirait un chat hérissé de tous ses poils. Il essaye tous les tons pour finir par la supplier : si vous ne vous déplacez pas, je perds mon travail. Bref, il réussit à avoir raison de sa résistance.

Finalement, les hôtesses accompagnent la vieille femme aux poires dans la queue de l’appareil et à sa place s’installe l’hôte de marque, responsable de la répartition des moyens sur la République de Russie. Qui, entre parenthèses, ignora tout de ce qui venait de se passer.

L’avion décolla. Et nous tous, naturellement, complètement énervés par cette séance, nous décidâmes de retourner dans le pavillon de réception. Et, comme ce jour-là on n’attendait plus d’autres départs de Sotchi, nous nous sommes attablés et n’en sommes repartis qu’une fois que tout fut mangé et bu.

Le lendemain, le directeur de l’aéroport m’appelle :

– Anatole Alexeevitch, je suis viré.

– Comment ça, viré ? Par qui ? Pourquoi ?

– Par notre ministre. Pour l’histoire d’hier.

Tout d’abord, je ne compris pas ce dont il s’agissait : nous n’avions pas bu plus que d’habitude, quand nous nous étions séparés il faisait encore jour et aucune catastrophe n’avait été à déplorer par la suite.

– Quoi ? Quelle histoire d’hier ?

– Eh bien, pour cette histoire de places dans l’avion.

– Attends ! On l’a bien placé ? Il n’est pas arrivé, ou quoi ?

– Oh, si, il est bien arrivé.

– Alors, où est le problème ?

– Tu te rappelles la vieille au filet ?

– Oui, et alors ?

– Elle est allée se plaindre au Comité central.

– Comment ça, au Comité central ?! Ah, la vieille carne !

– Vieille carne ou pas, il s’avère qu’elle avait vu Lénine…

Alors là, j’ai dû m’asseoir.

– Et alors ? me pressent mes hôtes d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Il a été viré ?

– On a réussi à le tirer de là. Avec beaucoup de mal, mais on a réussi. C’était un gars très bien, bon travailleur et aussi au plan humain. On a fait un rapport à Médounov, à Krasnodar. Lui, il a appelé quelqu’un à Moscou (il faut dire qu’auparavant il avait été dix ans premier secrétaire à Sotchi, et il connaissait donc tout le monde dans les sphères), et voila, on a réussi à le tirer de là. Il s’en est sorti avec un blâme. Evidemment, à l’aéroport, il a fallu faire tomber une tête, mais ça, c’est la règle.

– Eh oui, s’exclament les convives, c’étaient des temps difficiles !

– Il y a eu aussi une histoire, mais déjà du temps de Eltsine, se souvient Anatole Alexeevitch.
– Ah, sous Eltsine ?... Alors, re-sers nous à boire !

 

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Mes amitiés à Azat !

 

– Comme vous le savez, Boris Nikolaevitch aimait venir se reposer à Sotchi. On le voyait arriver plusieurs fois par an avec toute sa suite. Pendant ses séjours, beaucoup d’hommes politiques s’efforçaient de lui rendre visite dans sa datcha. Il parait que dans cette atmosphère de vacances, dans la nature, il était plus facile d’obtenir de lui qu’il signe un décret ou, par exemple, qu’il déplace un gêneur. Ils s’y succédaient donc. Par ailleurs il avait, lui, l’habitude d’inviter les présidents de la CEI. Lesquels acceptaient avec plaisir. Comment refuser une invitation sur la mer Noire ? Aux frais du grand-frère, en plus ?... Mais si, pour les présidents, c’était du repos, pour nous, évidemment, c’était un casse-tête supplémentaire : il fallait accueillir, installer, raccompagner tout ce beau monde, etc.

Une fois, on attendait Chevardnadze. Selon le protocole, le maire de Sotchi (à l’époque c’était Nikolaï Ivanovitch Karpov) devait aller l’accueillir à l’aéroport pour le conduire à la datcha de Eltsine. Soudain il apprend que le président géorgien n’arrive pas seul, mais accompagné de sa femme. Ce qui impliquait pour lui, de se faire accompagner aussi de la sienne, or, comme par un fait exprès, cette dernière était partie la veille à Leningrad voir les enfants. Que faire ? Accueillir le couple présidentiel seul ? Ça aurait fait mauvais effet, c’était une infraction au protocole. Il n’allait tout de même pas se mettre à expliquer, au pied de la passerelle, ce qu’il en était.

Et voici ce que notre rusé Nikolaï Ivanovitch imagina. Il appela l’un de ses subordonnés, le chef de l’administration de l’arrondissement d’Adler, engageant la conversation par des politesses d’usage : et comment va la famille ? Vos enfants ? Votre femme ?... L’autre répond que tout le monde va bien, non sans se demander avec une certaine inquiétude ce qui motivait cet intérêt subit pour sa famille. Finalement, Nikolaï Ivanovitch lui dit :

– Ecoute, Azat, tu… Tu ne voudrais pas me prêter ta Tamara pour une paire d’heures ?

La Tamara en question était une belle femme, elle était en tous cas jolie et ne devait pas jurer à côté de Nanouli Chevardnadze.

Le directeur administratif d’Adler, bien sûr, fut interloqué par la demande. « Prêter ma femme, comment ça ?» Et Nikolaï Ivanovitch de lui expliquer l’affaire. L’autre réfléchit et finit par accepter. Le seul doute qu’il émit fut le suivant : « Et si jamais quelqu’un l’apprend ? »

– Mais qui s’en rendra compte ? Personne n’en a rien à faire !

De son côté, Tamara s’interrogea, elle-aussi, quelques instants sur la proposition qui lui était faite, mais elle comprit la situation. Quand il faut y aller… Elle fut même flattée que le choix se soit porté sur elle plutôt que sur une autre. Et la voila filant chez le coiffeur, s’habillant avec soin pour se présenter à l’heure dite au rendez-vous.

Le maire l’enveloppa d’un regard approbateur, s’autorisa quelques bons mots sur la situation, comme : heureusement que ma Svetlana ne voit pas ça… Après quoi il s’employa à la mettre au courant : comment aller à leur rencontre, quelles paroles d’accueil prononcer, quand remettre le bouquet de fleurs, etc. Et ils commencèrent à attendre.

A l’heure prévue, pas d’avion. On appelle Tbilissi. Il s’avère qu’il n’a pas encore décollé. Ils attendent. Ils attendent une heure. Puis deux, puis trois. Or c’est l’été, il fait très chaud. Le maquillage dégouline, la coiffure commence à s’écrouler. Mais, que faire ? Ils continuent à attendre. Et toujours pas d’avion. Il paraîtrait que quelque chose se soit produit là-bas et que Chevardnadze ne voulait pas partir tant que la chose n’était pas réglée. Enfin, vers le soir, on apprend que l’avion a décollé. Tamara a maintenant une mine affreuse, elle est terriblement fatiguée.

Enfin voilà l’avion. Il se pose. La passerelle est approchée de la porte, Chevardnadze en sort, sa femme derrière lui, tous deux ont l’air soucieux (il s’avéra ensuite qu’il y avait eu à Tbilissi un attentat terroriste visant une fois de plus Chevardnadze lui-même). Au pied de la passerelle, comme si de rien n’était, le maire de la ville accompagné de sa superbe épouse les accueillent avec des sourires et des fleurs. Tamara offre son bouquet, serre une main et gazouille quelques mots sur le temps qu’il fait. Mais les voitures attendent déjà. Les invités s’engouffrent dans la première et disparaissent dans un concert de sirènes et de gyrophares. Le maire prend place dans la suivante.

Tamara est restée plantée au pied de la passerelle, ayant tout juste le temps de demander :

– C’est tout ?

– C’est tout ! C’est tout, merci beaucoup, chère amie ! lui lance Nikolaï Ivanovitch en courant, et, ayant déjà sauté dans la voiture, il ajoute :

– Mes amitiés à Azat !

 

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La roussalka

 

 

Un grand nombre d’autres présidents venaient rendre visite à Eltsine dans sa datcha, en premier lieu ceux de la C.E.I. Il les accueillait, les régalait, menait avec eux quelques conversations pas trop officielles (pour cela, ils pouvaient quand même se déplacer à Moscou), puis suivaient deux ou trois jours de repos ensemble.

Qu’est-ce que les gens n’ont pas été imaginer à ce sujet ! On racontait qu’ils (les présidents) buvaient sans interruption, qu’ils jouaient au billard les dettes de la Confédération (qui perd paie…). Des rumeurs coururent même sur un strip-tease spécial organisé en l’honneur de certain d’entre eux. Mais là, non, c’est trop ! Quoique…

Un jour on accueillait ainsi Leonid Makarovitch Kravtchouk, le président ukrainien. Et les voilà partis tous les deux faire une petite promenade. Ils étaient de belle humeur, et même gais, sans doute venaient-ils juste de quitter la table. Cela se passait dans le complexe touristique Dagomyss où, bizarrement, venaient de se dérouler leurs entretiens : c’est là que, descendant quelques marches, ils gagnèrent le bord de mer.

C’était le tout-début des années 90. Eltsine n’était pas encore coulé dans le bronze, il se portait à peu près bien et pouvait, de ce fait, se déplacer simplement à pied comme un vacancier ordinaire. Quant au président ukrainien, personne ou presque ne le connaissait de visage.

Les voici donc qui s’avancent sur la plage où du monde se baigne, bronze – dont quelques jeunes femmes les seins à l’air, ce qui n’est pas coutumier à l’œil russe. Nos deux présidents, en chemisette blanche à manches courtes sans cravate, grimpent sur le brise-lames qu’ils se mettent à arpenter dans un sens puis dans l’autre tout en devisant, de fort bonne humeur, je le répète. Tout autour, des femmes et des enfants s’éclaboussent joyeusement. Sans accorder, soit dit en passant, la moindre attention aux deux présidents. Ils venaient pour la énième fois d’atteindre l’extrémité du brise-lames et de contempler la mer quelques instants quand, se retournant, ils virent surgir sous leurs yeux une jeune dame en monokini qui se mit escalader les rochers. Ils s’immobilisèrent et la regardèrent non sans intérêt. La dame, il est vrai, n’était pas mal et bien en chair. Brusquement elle remarqua, elle-aussi, leur présence et s’écria :

– Oh, Boris Nikolaevitch ! C’est vous ?!...

Ravi qu’on l’ait reconnu lui (et pas Kravtchouk), Eltsine dit en souriant :

– Eh oui ! Qui voulez-vous que ce soit ?

– Oh ! s’écria la dame. – Excusez-moi ! Et de ses mains elle essaya de couvrir ses opulents appâts.

Elle, qui s’exhibait sans complexe devant tous les autres hommes de la plage, se sentait soudain gênée face au président.

Ce dernier se fendit d’un sourire encore plus large et dit avec un geste débonnaire qui se voulait rassurant :

– Baigne-toi, vas-y !

L’air de dire, je t’y autorise, pourquoi pas ?

Mais la petite dame, sans ôter les mains de sa poitrine nue, se déplaça en pas chassés jusqu’à replonger dans la mer. Puis, réapparaissant dans les flots, elle les gratifia d’un petit salut espiègle de la main, façon de dire : Salut, les garçons ! Une véritable ondine.

– Eh bien, Leonid Makarovitch, tu as vu un peu les femmes que nous avons en Russie ?

Kravtchouk suivit la dame des yeux, soupira et dit :

– Partons d’ici, on ne peut pas travailler dans une ambiance pareille.

Il s’avère qu’ils étaient en discussion sur le partage de la flotte de la mer Noire.

Aujourd’hui, ce n’est plus ça. On n’a plus de telles audaces. Tout est fait discrètement et selon les règles de la bienséance. Le nouveau président (le second) est à Sotchi, mais ses complices sont à Moscou et travaillent. Finis, les tournois au « grand chapeau », où l’on déboulait en bande pour jouer au tennis, tandis que dans le pays, c’était la pagaille totale. Finis, les anniversaires des enfants et des épouses.

On s’ennuie !

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