Lire au Goulag !

Auteurs interdits, réprimés, exilés ou condamnés au silence. Auteurs assassinés ou miraculés.
En 1988, les revues soviétiques ont rivalisé dans le scoop, à en donner le vertige.
Il y a eu Pasternak "Le Docteur Jivago"), Grossman ("Vie et Destin"), Dombrovski ~"La faculté de l'inutile").
Il y a eu aussi les "Récits de la Kolyma" de Chalamov, ce survivant du Goulag qui était aussi un rat de bibliothèques...

Varlam Tikhonovitch Chalamov (1907-1982) a passé dix-sept ans dans les camps staliniens : de 1929 (l'année du "grand tournant") à 1932 dans l'Oural du nord pour avoir diffusé le "Testament" de Lénine, puis de 1937 à 1951 dans l'enfer de la Kolyma, en Sibérie orientale.
Selon l'association Mémorial, ce sont près de 1300 écrivains soviétiques qui ont péri durant ces années de terreur. Chalamov, lui, a survécu. Et témoigné, l'un des tout premiers. Mais ce n'est qu'en 1988 que sa voix aura pu atteindre le grand public soviétique.
C'était aussi un passionné de lecture, comme le montre l'extrait suivant de ses mémoires écrit fin des années cinquante-début des années soixante, et publié par Knijnoïé Obozrénié en novembre 1988 à titre de contribution à la "semaine de la conscience" en la mémoire des victimes du stalinisme.

 

Je ne me rappelle pas avoir jamais été illettré, et ai l'audace de penser que je ne le fus effectivement jamais. À trois ans - âge jusqu'auquel je peux remonter dans ma mémoire - j'eus la première et la dernière bibliothèque qu'il me fût donné de posséder dans ma vie. Elle se composait de deux titres :"Aï-dou-dou !" et "Abécédaire" de Tolstoï. Je conserve de ces deux petits livres un souvenir très précis, et autant tactile que visuel: la couverture de toile de l'abécédaire, la forme des lettres, les dessins ; et, dans l'autre, un corbeau perché sur un chêne sombre et trompettant dans un cor d'argent.

Beaucoup plus tard, il y eut l'école et son institutrice Maria Ivanovna dont je ne me rappelle rien, excepté un énorme manchon de peluche noire usé jusqu'à la corde. À l'école il n'y avait pas de livres. Seulement des manuels. Et ce jusqu'à ce que n'ouvre dans la ville la première bibliothèque ouvrière. En 1918.

Cette bibliothèque était composée de livres qui avaient été confisqués chez les ci-devants propriétaires terriens et rassemblés dans une prison par où passaient auparavant les condamnés sur le chemin de leur exil, et qu'on avait ouverte en octobre 1917.

L'endroit n'était peut-être pas le mieux choisi, à certains points de vue, mais en revanche il était porteur d'une symbolique simple et directe: "Hier, une prison. Aujourd'hui un foyer de culture". II faut pourtant dire que seuls des gens soulevés par un enthousiasme peu ordinaire fréquentaient ce foyer extravagant. Pour parvenir jusqu'aux livres, il fallait en effet passer d'abord sous des voûtes sombres et, par les anciennes portes, pénétrer dans une vaste cour encombrée où l'on devait se frayer un chemin entre quantités de choses étranges amoncelées sans ordre. II y avait là entre autres: un impressionnant aigle à deux têtes en fonte, jeté à bas du fronton du lycée de garçons dès février 17, des grilles de cimetières rouillées, et les vestiges d'un monument de granit érigé jadis à la mémoire d'une certaine "Capitoline Parmenova, veuve du lieutenant de cosaques Levitski". Un sentier étroit et bossué courait au milieu de tout ce bazar et permettait de gagner dans l'angle de l'un des bâtiments de la prison un petit perron étincelant de tous les feux des planches bien rabotées dont on l'avait rapiécé. Le soir, y brillait une belle lampe à pétrole, et l'on y voyait la bibliothécaire Maroussia Petrovna, les joues écarlates, et son manteau en peau de mouton solidement sanglé d'une ceinture de couleur vive, taper dans ses mains et battre la semelle à la façon des anciens cochers de fiacre, pour tenter de se réchauffer un peu. Les livres aux couvertures dorées qu'elle prêtait étaient couverts de givre.
Les épaisses étagères de bois brut de la Première bibliothèque ouvrière municipale sentaient la résine et la forêt, et à cette odeur s'ajoutait celle de la poussière des livres et du papier humide, Ces étagères ployaient sous le poids des volumes aux couvertures brillantes et alambiquées : les œuvres complètes d'Alexandre Dumas, celles de Fenimore Cooper! Quel bonheur!
Les écoliers que nous étions rapportaient à la maison des trésors dorés de cette ancienne prison. (...)


Ce qui faisait la fierté de la grande ville de province dont je parle, et ce depuis la révolution de 1905, c'était la grande Bibliothèque Publique, avec sa vaste salle de lecture et son système de prêt à domicile par abonnement. Mais nous, les écoliers, elle nous intimidait: tout nous y semblait très solennel, énigmatique et compliqué. Les livres se trouvaient au-delà de barrières de bois verni plus hautes que nous. Ils étaient cachés dans les profondeurs, et c'est conformément à des bulletins chiffrés - selon un code qui nous échappait complètement qu'on allait les en extraire pour nous les apporter. Et il nous était pénible de devoir à chaque fois nous faire aider par la bibliothécaire comme d'être astreints à lire à coté d'inconnus, d'étrangers. Le bruit aussi nous gênait terriblement, ce bruit régulier qui règne dans toute salle de bibliothèque, ce murmure que fait le silence d'une bibliothèque, de heurts de chaises qu'on recule ou qu'on rapporte. Quant aux gênes d'ordre visuel, elles ne manquaient pas non plus chaque mouvement du voisin ou de la bibliothécaire de service était cause de distraction, de dérangement. Même les portraits de Mendéleiev et Pirogov dans leurs cadres ovales suspendus aux murs nous importunaient.
J'ai étudié en bibliothèque pendant des années, mais je n'ai jamais pu m'y faire vraiment. On ne peut véritablement s'évader complètement dans un livre, jusqu'à l'oubli de soi-même, qu'avec un roman; pas lorsque ce qu'on lit est un objet d'étude, exigeant analyse et jugement. Or l'atmosphère d'une bibliothèque publique contrarie l'attention particulière exigée en la circonstance. La Bibliothèque Lénine à Moscou, avec ses salles d'étude, ne fait pas exception. Le mieux, la situation de loin préférable, c'est de lire chez soi, seul à seul avec son livre. La présence d'autrui a toujours conféré à mes lectures un certain sentiment de déplaisir voire de honte, plus fort même que celui qui peut accompagner l'écriture d'une lettre très personnelle : on est sans cesse préoccupé de se protéger des regards, on craint à se laisser aller à bayer aux corneilles et que quelqu'un en profite pour lire ce qu'on a écrit...
Il y a à Moscou une bibliothèque que j'ai fréquentée pendant treize ans de suite. Deux fois j'y ai eu la carte de lecteur n° 1. J'ai commencé par y venir le soir ; à l'époque, je travaillais dans une tannerie et je préparais mon entrée à l'université. Puis, beaucoup plus tard, je fus membre de son club d'activistes" et j'assistais les autres lecteurs; je me rappelle l'immense panneau sur lequel nous affichions leurs compte-rendus de lecture et les vives réactions qu'elles inspiraient à d'autres. Cette bibliothèque et ses employés sont une partie de ma vie.
Depuis longtemps déjà, les subtilités de son classement selon les tables de Ketguerovski n'avaient plus aucun secret pour moi, mais la barrière séparant la salle de lecture des magasins n'avait pas disparu pour autant, et c'était entre les livres et moi une frontière qui m'était pénible. L'attente des livres demandés, même si elle ne se comptait qu'en minutes, me procurait immanquablement une désagréable sensation de froid.
Mais je comprenais bien que si l'on comparait les livres à de l'eau et les lecteurs à des voyageurs assoiffés, les bibliothécaires étaient l'indispensable puisoir qui permettait de leur donner à boire chacun à son tour.
J'ai toujours acheté des livres, ne fût-ce qu'un dans le mois voire en deux mois. Quand je me suis marié, j'ai pensé constituer une petite bibliothèque personnelle. Des livres bien à soi que l'on peut annoter, tripoter, corner, dont on peut caresser la couverture, des livres dont les pages bruissent plus délicieusement que les feuillages d'une forêt. Oui, j'achetais alors des livres que je connaissais et que j'aimais, des livres qui m'étaient proches et qui comptaient pour moi.

À une foire aux bouquins dans le bazar de Toula, je fis l'acquisition d'une rareté bibliophilique sans prix à l'époque : les œuvres de Leskov dans l'édition de Marx1 en 36 volumes. Quelques jours plus tard, mon beau-frère m'arrêta dans le corridor de l'appartement que nous partagions avec sa famille.
C'était un fonctionnaire du NKVD qui avait servi à l'étranger et semblait promis à un bel avenir. Un homme des années trente. Ces gens se distinguaient de ceux des années vingt comme de ceux des années quarante, ceux de ma génération, celle de la guerre. Les années trente furent celles de la collectivisation intégrale et du goulag illimité, une époque où la délation fut élevée au niveau d'une vertu, où la cruauté et la perfidie s'apprécièrent comme des indices de sagesse.

Mon "parent" se livrait de temps en temps à des fouilles "prophylactiques" dans les chambres de son père, de sa mère et de sa sœur.
- Ces livres sont à vous ?
- ?
- Leskov, n'est-ce pas
- Oui.
- Vous conviendrez que c'est de la littérature douteuse.
Je lui claquai la porte au nez. (...)


Il y avait alors à la prison Boutyrski2 une bibliothèque extraordinaire. Pour une raison inexpliquable, elle avait échappé aux vérifications et purges systématiques qui étaient le lot de toutes les bibliothèques de Russie.

On y trouvait des choses comme "Le Profiteur" d'Ehrenbourg, ou le numéro de "Novy Mir" contenant la "Nouvelle de la lune non éteinte" de Pilniak, les revues "Rossia" ou "Novaïa Rossia", contenant le roman inachevé de Bougakov "La Garde blanche" et des vers d'actualité de Valentin Kataev que le rédacteur de Younost préférerait plus tard ne pas se rappeler. "La Garde blanche", pour ma part, je l'avais lue à la bibliothèque de Moscou dont j'ai déjà parlé, et du temps où j'étais l'un de ses "activistes" ; comme le "Lénine" de Maïakovski, elle avait été à l'époque retirée des étagères et déclarée incommunicable. Puis, par la suite, brûlée. Du temps de Beria on brûla ainsi les livres très régulièrement et sans aucune publicité.
Les travaux d'Ikov sur l'Internationale, les "Mémoires de Casanova", les "Souvenirs d'un maçon" de l'ambassadeur hollandais à la cour de Catherine II, tout cela se trouvait à la bibliothèque de la prison Boutyrski.
On aurait dit que l'administration avait par là voulu apporter aux personnes incarcérées une certaine consolation avant le long chemin des tourments qui les attendait. Ou qu'ils s'étaient dit : "À quoi bon contrôler leurs lectures, puisqu'ils sont perdus de toute façon !".
Chaque occupant de la cellule pouvait emprunter un livre pour dix jours. Or, dans cet espace prévu pour vingt-cinq, nous étions quatre-vingt. On n'aurait pu lire quatre-vingt livres en dix jours...
La lecture dans ce milieu carcéral présentait des particularités. Par exemple, la mémoire ne fixait rien de ce qu'on avait lu, toute l'attention, toute l'énergie du cerveau étant tournées vers les interrogatoires, l'instruction du dossier, et vers l'accoutumance psychologique à la prison, à la vie quotidienne entre ses murs, à ses habitants et à ses maîtres.
Étudier sérieusement dans la cellule commune était chose impossible. Oui, on dit que Efim Roubine a rédigé ses "Essais sur la théorie de la valeur de Marx" dans cette même prison Boutyrski. On sait également que c'est enfermé dans les casemates de la forteresse Pierre et Paul que Tchernychevski a écrit "Que faire ?", et que Morozov et Figner se sont adonnés pendant des dizaines d'années à une activité réflexive intense dans leurs cellules individuelles. Mais dans les prisons "d'instruction", personne n'a Jamais écrit de livre, ni n'a jamais produit un travail intellectuel digne de ce nom. La lecture ne pouvait tout au plus procurer qu'une légère distraction, insuffisante même à amener la paix dans l'âme en désarroi du détenu.
Tout ce que l'on avait pu lire dans la prison Boutyrski était oublié dès qu'on en passait le seuil, en route vers son lieu de déportation.
Il est bien possible que cette extrême fugacité des souvenirs laissés par les lectures carcérales ait été connue des chefs, et crue par là s'expliquât leur indifférence à l'égard des poisons que recelaient les étagères de cette bibliothèque. Il existe bien, en effet - sinon dans les camps, du moins à coup sûr dans une prison d'instruction de la capitale - des "bureaux d'étude" où l'on se penche sur la psychologie des détenus. Mais peut-être les autorités ne portent-elles un intérêt qu'à la psychologie des droit commun.
Quoi qu'il en soit, les livres de la prison Boutyrski furent pour beaucoup d'entre nous les derniers.
Il y eut ensuite le travail forcé dans les mines, quatre années terribles au cours desquelles chacun pouvait jour après jour, heure après heure, se convaincre de la fragilité de notre enveloppe civilisée. Nous n'avions guère envie de penser au lendemain, ni d'ailleurs occasion de "tuer le temps"... C'était lui, au contraire, qui nous décimait. Nous avions oublié les livres. Ils n'avaient pas leur place, ni dans nos pensées ni dans notre lexique d'une vingtaine de mots tout au plus ; "lever"; "travail ; "manier", "pic", "pelle", "escorte", "corvée", "surveillant", etc4. Si le mot "livre" nous était peu familier, voire même inconnu, ' journal" en revanche évoquait quelque chose d'infiniment important mais inaccessible. Naturellement, ni les livres, ni les journaux, ni les radios n'étaient autorisés dans nos baraquements. Un jour, près de la tente du coiffeur, je ramassai un petit bout de journal poissé de savon. Je le nettoyai soigneusement et lus à voix basse ces mots étranges signés d'un correspondant de TÀSS : "Léon Blum a formé son gouvernement". Au verso figurait un communiqué sur un "procès".

Des radios, ainsi que des livres et des journaux, il y en avait "au village", c'est-à-dire chez les ouvriers libres de nos mines. Mais aucun d'eux, bien sûr, ne se serait risqué à nous rapporter quelque information, fût-ce sur Léon Blum et son gouvernement ! Car, pour de telles confidences, ils ne s'en seraient pas tirés avec un simple blâme ou le retrait de la carte du parti ; ils auraient eu droit à une peine. Bien sûr, pas "plein pot", pas du genre "sept grammes de plomb", mais une peine quand même. Or tous savaient parfaitement qu'une peine à purger dans un chantier du nord, c'était neuf fois sur dix la mort garantie. Courir un tel risque pour nous informer du mille-et-unième discours de Vychinski à l'Assemblée générale de l'ONU ou des entretiens Hitler-Molotov, cela n'avait évidemment aucun sens. Et nous le comprenions nous aussi, avec ce qu'il nous restait de cervelle, aussi desséchée et épuisée qu'elle fût.

Dans ces conditions, impossible de qualifier autrement que d'héroïque l'attitude inouïe qu'eut à mon égard un responsable de l'intendance pour qui, après ma journée de travail dans le froid, et en échange de pain et de soupe, je recopiais de mes doigts gourds diverses listes alignant des "catégories d'alimentation". Ce mot "catégorie" rapporté à notre alimentation à nous sonnait comme un emprunt à la langue des journaux, celle des "gens importants".
Une nuit, ce responsable de l'intendance, ancien détenu lui-même, entra dans l'isba-bureau où je faisais mes travaux d'écriture. Il ouvrit une petite table de nuit qui s'y trouvait et me montra un tas de journaux. C'était la collection complète des numéros relatant le procès de Rykov. Il me lança avant de ressortir
- Cette nuit travaille un peu moins, et lis un peu plus !
Ce que je fis.

Aujourd'hui encore, je reste impressionné par le souvenir de ce geste plein de courage et de générosité. Peu après, je partis de là et je ne revis plus jamais cet homme. Il s'appelait Vladimir Mikhaïlovitch Smirnov.


C'est cinq ans après la prison Boutyrski que je revis pour la première fois un livre. Je me rappelle parfaitement les circonstances. Ce jour-là j'avais été dispensé de travail pour cause de maladie, ce qui était une chance infiniment rare.
Dans notre baraque basse de plafond, il n'y avait rien hormis les châlits à deux niveaux dont le bois grossièrement taillé à la hache était noirci par la fumée. On les balayait avec un faisceau de brindilles. Il n'y avait rien sur ces châlits, pas la moindre affaire, pas le moindre vêtement : pour aller au travail tous enfilaient sur eux tout ce qu'ils possédaient, ce qui était autant une assurance contre le vol qu'une protection contre le froid. Et, bien sûr, personne n'y laissait de pain.

Traditionnellement, les détenus dispensés de travail pour cause de maladie aidaient le planton à faire le ménage. Fièvre ou pas. Le repos était d'ailleurs synonyme de malédiction pour un détenu : ça ne lui arrivait qu'une fois à l'hôpital, or on n'y envoyait que les mourants.

J'étais donc dans notre baraque vide et nue, au sol de terre battue, au petit "poêle" ménagé dans un ancien fût de tôle et qu on ne laissait jamais s'éteindre, dans cet espace aveugle qui ne recevait quelque lumière que lorsqu'on ouvrait la porte en grand. J'avais fait l'étage du haut et je descendais en m'aidant des petites marches taillées dans le montant lorsque j'aperçus en bas dans un coin quelque chose d'inhabituel, de pas naturel, quelque chose qui ne cadrait pas avec le lieu, une sorte de corps étranger.

C'était un livre. Je ne me précipitai pas dessus, non. Je terminai de balayer les châlits et allai même chercher un seau d'eau où tintaient des glaçons (car, la nuit, le ruisseau le plus proche commençait déjà à prendre en glace), puis je m'assis à proximité du livre et, non sans hésitation ni maladresse, je le pris en mains...
C'était "La Chute de Paris" d'Ehrenbourg. Je l'ouvris sur mes genoux, m'y pris à deux mains pour en tourner les pages, et y fixai mon regard... pour comprendre aussitôt que j'avais perdu mon ancienne aptitude à lire. Avant, je lisais toujours très vite : c'étaient 15 à 17 lignes à la fois que mes yeux saisissaient, et qui passaient aussitôt dans ma conscience et dans ma mémoire. Et là, je fixais les lignes et ne comprenais rigoureusement rien ! Il faisait encore un peu jour, et je me mis à déchiffrer à voix basse, mot à mot, mais sans en retirer le moindre plaisir. Le livre avait cessé d'être un ami pour moi, nous nous étions désaccoutumés l'un à l'autre.

J'en fus alarmé et, faisant effort sur moi-même, je poursuivis mon déchiffrage. J'avais la tête qui bourdonnait mais je réussis à ne pas abandonner et, peu à peu, je commençai à entrer dans le sujet, à situer les relations entre les personnages. L'histoire, pourtant, me restait tout à fait incompréhensible : autant de bruit et d'émotions pour un simple crime ?!...
Quelques mois plus tard, je vis des droit commun découper un petit livre. Son papier blanc et brillant était épais, ce qui les dispensait de devoir ensuite coller les feuillets deux par deux pour confectionner leurs cartes à jouer, puisque tel était le but de l'opération. II s'agissait de "Notre-Dame de Paris" de Victor Hugo.
Je réussis à rester de glace face à ce sacrilège et même a déchiffrer de loin, sur l'une de ces cartes, quelques lignes : Claude Frolleau tombait dans le vide pour aller s'écraser sur les dalles de pierre de la place. Mais qui pouvait bien être ce Claude Frolleau, impossible de me le rappeler !

À nouveau, bien des années passèrent durant lesquelles je ne vis pas l'ombre d'un livre. J'étais devenu un vétéran de l'Extrême Nord et étais loin de penser qu'il me serait à nouveau donné de lire un jour lorsque, telle une bête sauvage affamée et malade, je fus admis dans un hôpital pour les gens ordinaires. Le bourg s'appelait "Belitchia".
Le médecin-chef était une jeune femme. Protectrice, elle m'apporta "La Jeunesse du roi Henri IV" de Heinrich Mann. Je le lus attentivement, plusieurs fois, et le sentiment du lecteur pris par son livre et absorbé par le monde de l'auteur, me revint.
L'aide-soignant Boris Lesniak, un détenu lui-aussi, eut pitié de moi et m'apporta du pain, du hareng et du tabac, et me promit même de faire encore mille fois plus.
J'étais lavé et vêtu de propre, et non plus pouilleux, lorsque l'on me confia la charge de recopier les dossiers médicaux. Chaque matin, on me passait une solide blouse, une chapka et d'énormes bottes de feutre, et l'on me menait au bâtiment qu'occupait - à lui seul - le médecin-chef. II y faisait bon, et il y avait beaucoup à manger : du borchtch bien gras et des boulettes froides, du lait, du pain blanc. Je terminais tous les restes de cette table princière, et ce que je ne pouvais manger sur place, j'en bourrais les poches de ma blouse d'hôpital et de mon pantalon ouatiné pour le finir la nuit, n'en offrant à mes compagnons de chambre que le minimum, car la faim ne me lâchait pas. J'avais une chance inouïe. Mes recopiages semblaient ne pas avoir de fin et je compris bientôt que mon travail n'était qu'un prétexte pour m'aider à me remettre sur pieds. Et moi, tout ce que je voulais, c'était renaître d'entre les morts.
Ces jours bénis finirent pourtant bientôt. Et je connus de nouveaux tourments sur les chantiers, tous éternellement semblables par leur cruauté. Et de nouveau des années sans livres. Il y avait eu la guerre, puis elle avait pris fin, mais de livres toujours point. Nous étions les vainqueurs, et c'est précisément pour cela que la "vigilance" retrouva son niveau d'avant-guerre. Mais j'avais maintenant des raisons d'espérer : je travaillais désormais comme aide-soignant dans un grand hôpital. Et je ne m'étais pas plus tôt refait une santé que le désir de posséder des livres me reprit.
Les appointements d'un aide-soignant se montaient à environ quinze roubles par mois dont pour un détenu, il fallait encore défalquer des "services communaux" tels que escorte, surveillants, barbelés, bergers allemands...
Contre soixante roubles que j'avais économisés et deux rations de pain, je rachetai à Portugalov, ancien acteur du théâtre de Meyerhold, un petit Hemingway contenant "La Cinquième colonne". Ce livre, à son tour, me ramena dans le monde des lecteurs.

Deux ans plus tard j'eus une nouvelle chance. Au "bourg libre" comme on disait, il y avait une bibliothèque de quelques 2000 volumes et celui qui en assurait bénévolement la charge n'était autre que mon chef direct, le responsable des entrées. Korjenevski, ce jeune lieutenant du service de santé était un garçon brave, mais paresseux et poltron, or travailler aux entrées de cet énorme hôpital pour détenus d'un millier de lits exposait à de permanents et dangereux affrontements avec les droit commun, lesquels voulaient y faire la loi. Bien sûr, même dans le feu d'une dispute, ils n'auraient pas été jusqu'à tuer Korjenevski, cet employé libre, et de plus "sur contrat"5 . Ma vie à moi, par contre, n'avait pas du tout le même prix ; et je savais parfaitement que s'ils me faisaient un mauvais parti, aucun des chefs ne lèverait le petit doigt. Pourtant, je ne craignais pas ces voyous, nous étions en compte, eux et moi, depuis les meurtres de l'année 386. Et c'est moi, détenu, aide-soignant, qui assumai toute la charge et la responsabilité de la réception des malades. Je ne recevais d'aide de personne, mais je m'en tirais car je n'avais pas besoin de beaucoup de sommeil.
Il ne restait au responsable en titre, le lieutenant Korjenevski, qu'à toucher ses 3000 roubles d'appointements mensuels. Il voyait bien toute la situation et trouva le moyen de me remercier en me faisant bénéficier de déplacements au bourg "de courte durée et pour raison de service" sans escorte.
Et il me confia la clef de la bibliothèque. Il n'aurait pu trouver cadeau qui me fasse plus plaisir. J'entrepris des dizaines de livres et cessai tout à fait de dormir. Je lisais, lisais, lisais ! La bibliothèque contenait bien des nullités, héritage des années 30, et il y avait peu de bonnes choses dans les éditions récentes, mais on y trouvait aussi beaucoup d'éditions des années 20 et d'avant la révolution.
Je lisais des nuits entières, à la lumière intermittente que fournissait la centrale électrique locale, et j'avais en permanence les yeux irrités.
J'avais recouvré mes aptitudes à la lecture rapide, et je peux dire que c'est à cette bibliothèque et à Korjenevski que je dois d'avoir pu combler en partie ces énormes lacunes -chiffrées en nombreuses années - dans les lectures, les connaissances et le travail intellectuel qui sont l'objectif réel de toute condamnation à un camp, de toute politique carcérale.

Maïakovski considérait les bibliothécaires comme des militants actifs de l'inculture et de l'illettrisme. Selon lui, c'étaient des gens qui ne lisaient pas, qui n'aimaient pas les livres, ni la poésie.
Ces paradoxes simplistes contenaient une part de vérité. De même, en effet, que l'on retrouva à la tête des syndicats les "activistes" inaptes au travail tant dans le parti que dans la production, et que les instituts pédagogiques accueillirent en masse la partie la moins douée de la jeunesse, de même les rangs des bibliothécaires furent grossis de gens d'un niveau culturel inférieur à la moyenne. L'institut de bibliothéconomie ne put rectifier le tir : dans les bibliothèques du nord, on ne saurait trouver le moindre employé ayant une instruction professionnelle supérieure ; les bibliothécaires", là-bas, sont des femmes de gardiens de camps, obtuses, mais aux appointements considérables. Telle était au plus haut point l'aimable dame qui m'attendait dans la bibliothèque de la Direction des chemins de fer du bourg d'Adygalakh que, conformément à notre goût pour les mots ronflants on avait baptisée "Bibliothèque centrale de district".
À cette époque, j'avais fini ma peine et m'acheminais vers un tronçon de ligne éloigné où j'allais essayer mes forces comme aide-soignant.7
Or, à cette étape donc, la dame bien enrobée qui tenait la bibliothèque me pria, en fronçant ses sourcils faits, de présenter un exposé sur un roman, "par exemple sur "Le Bouleau blanc" de Boubionnov". Ma remarque, comme quoi Boubionnov n'était pas un écrivain ne semblant pas l'émouvoir, je mis les points sur les i, et il lui apparut alors clairement à quel point j'étais socialement infréquentable, "un ancien détenu, et privé de ses droits civiques en plus !".

Le ton de la conversation changea subitement, et il ne fut plus question ni du roman de Boubionnov, ni même que je puisse continuer à lire sur un coin de la petite table à journaux...
Je repartis pour mon trou perdu, à 300 kilomètres d'Adygalakh où m'attendait cette fois la bibliothèque ambulante de cette "Centrale de district". Une autre dame bien en chair gérait ses 20 livres pour 3 mois et pour les 86 habitants de la localité. Des 20 livres, 19 étaient illisibles. Un seul était un livre, mais quel livre ! "Légère sur les flots", la meilleure œuvre d'Alexandre Grine ne me quitta pas lorsque je montai dans l'avion qui devait m'emmener à treize mille kilomètres de la Kolyma.
Elle ne me quitta pas non plus lorsque, ne pouvant me fixer nulle part avec mes papiers d'ancien déporté, j'errai pendant un mois à la recherche d'un travail, dans la région de Kalinine. L'année 1953 arriva, mais Moscou respirait toujours la peur.

La place qui m'échut fut un emploi d'agent technique d'approvisionnement dans des tourbières. 450 roubles par mois, moins : 100 d'impôt, le loyer de ma couchette dans un foyer, "l'emprunt" obligatoire... Mais j'avais une solide expérience en matière de gestion économe et je parvins à vivoter plus de deux ans sur ce salaire.
Dans cette minuscule localité, les gens ne voyaient depuis des années la couleur du beurre, du sucre ou du saucisson que deux fois par an, pour les fêtes8. Aussi allaient-ils chaque dimanche se pourvoir à Moscou, comme d'ailleurs les habitants de Kalinine même9.
Mais en revanche, quelle ne fut pas ma joie d'y découvrir une bibliothèque d'une extraordinaire richesse ! C'était une énigme. Le niveau culturel de la bibliothécaire qui y officiait depuis plus de dix ans ne pouvait laisser croire qu'elle était pour quelque chose dans le rassemblement des livres qui s'y trouvaient, et qui avaient été choisis d'une main sûre et avisée chez des bouquinistes de la capitale. Il y avait là tous les classiques de la littérature russe et mondiale, et une richissime section de mémoires (...)

J'eus bientôt le fin mot de l'histoire. Pendant six années entières, l'ingénieur en chef avait été un certain Karaev, un exilé, qui avait constitué cette collection à ses frais. Pas question, donc, "d'attributions" bureaucratiques. Karaev allait lui-même faire les librairies de Moscou (5 heures de voyage) avec la bibliothécaire ; et il achetait contre argent comptant toutes ces richesses qu'il emballait et remportait lui-même là-bas, au fin fond de la province.
Après son départ, la bibliothèque regagna les sentiers battus de l'approvisionnement par les bons soins du Knigotorg et du comité syndical de la région et commença à se gonfler de camelote.

Karaev avait réussi à convaincre la bibliothécaire de la valeur des livres qu'il avait acquis. Cela se reflétait dans le système d'abonnement qui avait été institué dans cette bibliothèque. Les livres étaient divisés en trois catégories : ceux qui étaient - monétairement parlant - les plus précieux étaient sous clef dans une armoire et n'étaient prêtés qu'aux lecteurs "particulièrement dignes de confiance". Les ouvrages de la seconde catégorie - toutes les richesses rassemblées par Karaev - étaient rangés sur les étagères, pour que tout un chacun puisse y fouiller à son gré. Enfin, il y avait toujours des lecteurs pour emprunter ce qui traînait sur le bureau de la bibliothécaire.
Tout le monde ne pouvait utiliser les livres aussi librement que je le faisais moi, et ce pour la raison-même qui m'avait valu d'être interdit de "conférence de lecteurs" à Adygalakh.
La région de Kalinine, c'était la "Grande terre", pas la Kolyma. De 1938 à 1953, il n'y eut pas en Russie une seule famille épargnée par les arrestations. Et chaque habitant de ce trou perdu dans les tourbières avait des proches dans les camps et les prisons. Le "crime" de ces parents ou connaissances n'était un secret pour personne.
Là-bas je trouvai l'accueil le plus chaleureux et le plus amical. Rien à voir avec la Kolyma ou Moscou.
La magnifique bibliothèque de Karaev, qui ne contenait pas un seul titre qu'on n'eût voulu lire, me fit renaître. M'y trouvant pratiquement tous les jours, je fus souvent témoin de scènes. Les lecteurs se heurtaient à une barrière - oui, là aussi ! - derrière laquelle travaillait la bibliothécaire. Elle ne les laissait pas accéder aux étagères. À portée de la main, de part et d'autre sur sa table, elle avait des tas de livres passablement usés, des "seconds exemplaires" ou ouvrages de peu de prix. C'étaient ces quelques 200 titres qu'elle faisait tourner au maximum et les seuls qu'elle recommandait aux lecteurs, malgré leur nullité spirituelle en comparaison du reste du fonds.
Il me fut d'ailleurs donné, avant et après, de voir fonctionner pareil système. C'est ainsi que pratiquent presque tous les agents chargés des petites bibliothèques.
Quand, quelques années plus tard, l'une des revues moscovites voulut vérifier la popularité réelle de ses auteurs (en butte à la critique officielle) en sollicitant les statistiques de prêt des bibliothèques publiques, la seule considération de ce type de prêt la fit renoncer à l'entreprise (...)

1 Adolf Marx (1838-1904), célèbre éditeur
2 C’est en janvier 1937 que Chalamov a été arrêté pour la seconde fois. Il passa alors près d’un an et demi à la prison Boutyrski avant d’être expédié dans la Kolyma
3 Nikolaï Morozov (1854-1946) et Véra Figner (1853-1942) : légendaires révolutionnaires de la fin du XIXe siècle. Condamnés à la réclusion à perpétuité pour participation à l’attentat contre Alexandre II (en 1882) et libérés par la Révolution de 1905
4 Dans une lettre du 8/01/1956 à Boris Pasternak (avec qui il entretint une longue et riche correspondance dès 1952), Chalamov écrit que le plus terrible, là-bas, c’était « la dépravation de l’esprit et du cœur, quand il apparaît à l’immense majorité et chaque jour plus clairement qu’on peut finalement vivre non seulement sans viande, sans sucre, sans vêtements ni chaussures, mais aussi sans dignité, sans conscience, sans amour ni devoir. Tout se met à nu, et cette dernière mise à nu est terrible » (Traduit de la première parution dans la revue Younost, n°10, de 1988)
5 À la différence des anciens détenus qui, eux, du fait de la relégation (sanction abolie fin 1988…) continuaient de travailler sur les chantiers du Goulag après y avoir purgé leur peine
6 Nombre de « politiques » furent cette année-là impunément assassinés dans les camps par les droit-commun
7 Chalamov ne fut autorisé à quitter la Kolyma qu’en novembre 1953. C’est près d’Oïmiakon (le « pôle du froid » dans l’hémisphère Nord) qu’il vécut ses trois premières années d’homme libre
8 Le 7 novembre et le 1er mai
9 Ville située à 170 km au nord-ouest de Moscou. 300 000 habitants aujourd’hui

 

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